■ Le micro-crédit s'est transformé principalement en une activité financière qui l'emporte sur la dimension d'accompagnement social. ■ L'un des freins au développement du secteur réside dans l'illusion de considérer la micro-finance rentable à terme. ■ Jean-Michet, Servet, professeur d'études du développement à l'Institut des Hautes Etudes Internationales et du Développement, nous donne une évaluation du secteur dans sa dimension internationale. ✔ Finances News Hebdo : Quels sont les pays qui font du micro-crédit une activité à part entière ? ✔ Jean-Michel Servet : Au démarrage de l'activité dans un certain nombre de pays, existait très souvent un micro-crédit que l'on peut qualifier d'accompagné, c'est-à-dire qu'il y avait l'activité financière d'une part, et l'accompagnement technique et professionnel, d'autre part. Pour s'assurer que ce crédit était utilisé pour des activités en relation avec une micro-entreprise, le crédit était contrôlé, par exemple, par une remise de factures prouvant l'utilisation des fonds par les clients. Dans de nombreux cas, on s'est aperçu que ces mesures supposées de garantie pouvaient largement être contournées. De plus, cela renchérissait alors le coût du crédit pour l'emprunteur qui payait pour se procurer une facture. Le client pouvait très bien utiliser l'argent du prêt pour l'entreprise et les fonds qu'il y mettait auparavant servaient pour des achats de consommation… Ce type de contrôle était très souvent inefficace et coûteux, et finalement a été abandonné. Un autre élément a été également délaissé : celui de l'accompagnement de l'entrepreneur. Il est vrai aussi qu'un agent de crédit peut difficilement jouer un double rôle. Il est contradictoire, d'un côté, d'aller vers le micro-entrepreneur pour le conseiller dans l'usage du crédit et comprendre ses éventuels problèmes et, de l'autre, exercer de fortes pressions pour qu'il rembourse. Le micro-crédit s'est transformé principalement en une activité financière qui l'emporte sur la dimension d'accompagnement. On n'a donc plus aucune garantie réelle que l'usage d'un crédit contribue à accroître le capital productif. Le prêt peut ainsi de fait accroître les ressources pour la scolarisation de ses enfants, pour des frais médicaux, pour des déplacements, etc… Donc, la contribution à l'accroissement du capital productif est beaucoup plus limitée qu'on l'imagine trop souvent. Ces usages sont en soi fort utiles. Mais que l'on ne s'attende pas immédiatement, grâce au microcrédit, à un effet fortement positif sur l'investissement directement productif de revenus. La commercialisation de la microfinance qui s'est accélérée dans de nombreux pays au cours de la dernière décennie, provient du financement même des institutions faisant du micro-crédit. Les fonds proviennent de dettes, de participations au capital, de dépôts des clients et/ou de subventions. Accroître la part du financement externe qui doit être rémunéré a des conséquences indirectes sur le type de relations avec la clientèle, et les clientèles elles-mêmes qui sont recherchées par les institutions de financement. Remarquons qu'à la différence du Maroc, les organisations de micro-finance dans de nombreux pays sont autorisées tant à collecter l'épargne qu'à délivrer des services d'assurance. On peut considérer que ceci peut leur donner une autonomie plus forte, et cette moindre dépendance peut leur assurer une meilleure pérennité. ✔ F.N.H : On évoque toujours les pays qui connaissent une crise du secteur. Quels sont les pays qui se sont démarqués par une forte et bonne croissance du secteur? ✔ J.M.S : Je pense qu'il n'y a pas un secteur microfinancier qui n'a pas à la fois des qualités et des défauts, ou plutôt des limites. Les pays qui ont connu les plus forts taux de croissance du nombre de clients et du volume de prêts sont, pour la plupart, ceux qui ont connu des crises d'impayés. Citons quelques innovations. Le Kenya est l'exemple d'un pays qui a connu une croissance très forte de l'accès à la finance avec le développement des paiements par le téléphone portable, par exemple. Sans doute ceci a été permis parce que les banques y sont plus fiables que dans d'autres pays. Le développement du secteur du micro-crédit au Mexique tient à la diversification institutionnelle. À côté du micro-crédit soutenu par le secteur privé et des fonds de micro-crédit de soutien public, existe un important secteur coopératif et mutualiste. Or, ce qui pourrait apparaître comme une forte concurrence n'y a engendré ni une grande diversification forte des produits offerts, ni une forte baisse des taux d'intérêt. Au Brésil, on peut citer l'exemple d'un système de prêts en monnaie locale alternative; il existe une cinquantaine de banques en monnaie locale appuyées par les autorités publiques. La particularité et l'avantage de ce système brésilien est que la monnaie est locale et que les fonds de cette dépense ne peuvent pas sortir de la communauté où circule cette monnaie. Cette originalité crée une dynamique locale de dépenses et permet d'endogénéiser les ressources. Mais le succès est de ce point de vue encore limité. En Indonésie, la BRI (que l'on peut traduire par banque du peuple) s'est développée autour d'un projet très original. Fondée comme banque coloniale à la fin du 19ème siècle, elle s'est transformée dans les années 1970 en une banque de développement. Dans les années 80, la banque est passée d'institution publique de développement à une institution d'épargne et de micro-crédit. Elle compte désormais une trentaine de millions d'épargnants et trois millions d'emprunteurs, dont 600.000 dits pauvres. Dans ce processus, l'appui d'une banque de développement pour l'agriculture s'est réduit au profit d'autres financements. Finalement, de manière limitée, il y a eu mise en Bourse d'une partie du capital de cette banque de micro-finance indonésienne. Voici quelques exemples dont on peut tirer quelques leçons de bonne pratiques et qui permettent aussi de réfléchir aux limites des expériences. ✔ F.N.H : Quelle analyse pouvez-vous faire du secteur du micro-crédit au Maroc ? ✔ J.M.S : Il y a une particularité très forte au Maroc. C'est que l'activité micro-financière marocaine, de par sa réglementation initiale, est essentiellement centrée sur le micro-crédit. Pour compenser cette limite dans la diversification des services financiers, a été mise en place la banque postale pour ce qui est des dépôts ainsi que l'adossement de certaines associations ou fondations de micro-crédit à de grands groupes bancaires pour développer en parallèle des services que les institutions marocaines ne peuvent pas offrir directement à leurs clients. Le Maroc a connu une montée considérable du secteur micro-financier jusqu'en 2008. Ceci explique sa position de leader dans le Monde arabe; plus importante par certains critères que celle de l'Egypte, pays pourtant beaucoup plus peuplé. Je note que la crise du micro-crédit qu'ont connue d'autres pays a aussi été précédée par une croissance très forte, comme au Nicaragua, en Inde ou en Bosnie. Un taux de croissance fort s'explique par une compétitivité extrême, y compris entre agents de crédit, par un recrutement à tour de bras et une concurrence acharnée d'une organisation à l'autre. Cela peut diminuer la qualité de la relation entre l'emprunteur et l'agent de crédit et, par conséquent, le taux de remboursement. ✔ F.N.H : Est-ce que les organisations marocaines du micro-crédit ont la capacité de se muer vers une institution financière non bancaire ? ✔ J.M.S : Al Amana a une structure financière solide: elle détient à elle seule 40% du secteur marocain du micro-crédit. Le poids d'une institution et sa considération internationale lui permettent de jouer sur différents apporteurs de capitaux. Emprunter à des structures publiques ne veut pas dire nécessairement qu'on est subventionné; cela peut vouloir dire tout simplement qu'on peut obtenir des prêts à moindre coût du fait de son poids. Al Amana est l'une des institutions marocaines qui a le profil, le mode de gestion et l'expérience pour potentiellement devenir un établissement financier non bancaire de micro-crédit, tout comme la Fondation Banque Populaire pour le microcrédit. Le problème qui se pose au Maroc est que ce qui apparaîtrait comme un avantage pour ces institutions spécialisées dans la micro-finance serait sans doute aussitôt revendiqué par les institutions faisant des prêts à la consommation. A l'inverse, de petites institutions de micro-crédit au Maroc n'ont sans doute ni la structuration, ni la taille, ni la capacité de se transformer à l'heure qu'il est en institution financière non bancaire. Je ne pense pas d'ailleurs que la plupart d'entre elles en aient le projet. ✔ F.N.H : Quels sont les freins au développement du secteur ? ✔ J.M.S : Les freins au développement résident, à mes yeux, moins dans la structuration du secteur (certes nécessaire par le crédit-bureau, par la Fédération nationale, par le Centre Mohammed VI pour ce qui est de la formation qui jouent un rôle positif) que dans certaines incertitudes dans lesquelles il se trouve aujourd'hui. Au Maroc, on connaît mal finalement certaines raisons des dysfonctionnements des institutions de micro-crédit à partir de 2008, trop exclusivement imputés à l'absence du contrôle de l'endettement des clients et à la multiplicité des prêts. Une enquête de la Fondation Banque Populaire a même montré que les clients qui cumulaient des prêts étaient ceux qui remboursaient en moyenne le mieux car ils cherchaient ainsi à contourner l'enveloppe maximum du prêt de 50.000 dirhams. L'une des raisons de la défaillance peut être la saturation du marché du micro-crédit. Cela peut provoquer un surendettement des clients, mais ceux-ci n'ont pas toujours autant besoin de crédits qu'on l'imagine. Une fois un prêt obtenu auprès d'une institution de micro-crédit, cela leur permet de fidéliser leur relation avec un fournisseur qui leur assure ensuite l'avance. Ils n'ont plus besoin alors d'un nouveau micro-crédit. Ils ont besoin plutôt d'autres services financiers (épargne, assurance…), pour faire face notamment à leur exposition aux risques. Il y a un frein aussi lié au système économique et culturel local. Dans le cas du Maroc, le taux d'intérêt est aussi une question religieuse et éthique parmi une partie des clients. J'ai pu le constater dans des visites de terrain parmi des agents de crédit. En Mauritanie, le client a le choix entre un prêt classique et un autre conforme à la shariaa. Mieux adapter les pratiques de la micro-finance à la culture des populations sera tôt ou tard ici aussi une nécessité. Il me paraît souhaitable de l'anticiper plutôt que de répondre à de futures revendications en ce domaine. Une autre limite au développement de la micro-finance est l'idée qu'elle peut devenir rentable rapidement en étant bien gérée. Or, c'est une illusion. Une partie de la micro-finance, notamment dans les zones rurales où les revenus dégagés par les activités productives sont très faibles et où les coûts de distribution des services, notamment du fait que la faible densité démographique sont élevés, ne peut dégager des marges suffisantes pour couvrir tous ses coûts. Or, compte tenu de la financiarisation généralisée, cela veut dire qu'il faut être capable d'offrir des services financiers adaptés. Cela veut dire qu'il faut subventionner ce service financier comme on le fait du courrier, mais il faut le faire intelligemment en pensant non pas en termes strictement financiers, mais en termes de projets efficaces par rapport aux objectifs non financiers qui peuvent être proposés. À condition que la mesure de ce type d'impact et d'effet ne représente pas un coût disproportionné par rapport aux sommes concernées. Il vaut mieux une étude de terrain qualitative bien faite qu'une recherche très ambitieuse et dispendieuse, mais dont les résultats à vaste échelle séduisent par la rigueur de l'économétrie, mais dont en fin de compte les enseignements sont bien trop limités. ■ Dossier réalisé par I. Benchanna