Quelle sociologie électorale détermine le choix des marocains ? L'année 2021 est une année charnière dans la vie politique au Maroc. En effet, après les élections des représentants des organisations professionnelles, le 8 septembre 2021, quant à lui sera le grand jour du suffrage à la fois national et local. Les Marocaines et les Marocains sont appelés ce 8 septembre 2021 à remplir leur devoir citoyen pour choisir leurs représentants communaux qui doivent gérer le quotidien des citoyens dans leurs douars, villages, et villes. Et au Parlement, pour légiférer des lois afin d'enrichir l'arsenal juridique pour répondre aux attentes et aux vœux des citoyennes et des citoyens qui ont placé leur confiance dans leurs promesses électorales. Mais aussi, pour désigner par leur vote, le parti politique qui sera en tête des membres de la Chambre des Représentants, et dont le Roi nommera au sein dudit parti, le Chef du Gouvernement comme stipulé dans l'article 47 de la Constitution Marocaine. La question qu'on peut se poser et à laquelle, nous allons essayer de répondre en appliquant les instruments scientifiques de la Science politique : Quelle sociologie électorale détermine le choix des électeurs marocains. Pour ce faire, nous allons dans un premier temps comprendre l'acte électoral : le Vote, et les systèmes d'explication du vote. Ensuite, nous procéderons à travers une approche académique et doctrinale à la clarification des notions de la sociologie électorale avec ses modèles explicatifs du vote. Et enfin, nous allons tenter de comprendre et d'analyser le comportement de l'électeur marocain dans le cadre de ces différents modèles de la sociologie électorale. QUID DU VOTE ? Il est important de rappeler que le vote est une norme sociale et un devoir dans les démocraties représentatives. Il est aussi le seul moyen légitime pour régler les différends politiques, et ce contrairement à la violence. En effet, le vote est le moyen de pacification des relations sociales. A ce titre, je cite Abraham Lincoln qui dit : « Un bulletin de vote est plus fort qu'une balle de fusil » Le vote ou l'acte électoral représente par ailleurs, la symbolique de l'appartenance à la communauté nationale, il se décline à ce niveau à travers plusieurs symboliques. D'une part, le vote est un rituel politique qui s'inscrit dans la symbolique nationale, il se produit à des dates régulières avec des règles codifiées. D'autre part, il porte la Symbolique politique, à travers le lieu de son déroulement, c'est-à-dire les bureaux de vote, qui sont en général l'école, et qui représente : « la maison commune des devoirs » selon Léon Bourgeois. Enfin, le vote porte une symbolique forte, celle de l'appartenance à la Nation. Le vote est aussi un rituel démocratique. En effet, le calendrier électoral est un rituel démocratique pour les électeurs. Il se fait dans un espace neutre d'intimité démocratique, l'isoloir, où l'électeur accomplit dans la sérénité et la dignité son Droit politique, à savoir celui de déléguer à un représentant la tâche de gérer ses intérêts à l'échelle locale ou nationale. Enfin, le Vote est un moyen d'exprimer une opinion personnelle dans une perception égalitaire où tous les citoyens se valent et passent par l'isoloir. Les systèmes d'interprétation du vote Si dans la démocratie représentative, la légitimité politique est fondée sur le vote, l'analyse du comportement des électeurs a une importance stratégique. A ce niveau, les systèmes d'interprétation du vote peuvent reposer sur deux approches à la fois distinctes et proches en même temps, puisque le vote est à la fois un comportement social et aussi un acte individuel. * La première approche atteste que les choix des électeurs sont déterminés par des variables qui les conditionnent dans leurs situations objectives. Dans ce cas, l'électeur, obéit à une logique « dispositionnelle» qui témoigne des attitudes et croyances intériorisés lors de la socialisation. A ce titre, le vote est un comportement social. * La deuxième approche, quant à elle, interprète les suffrages comme les réponses des citoyens en fonction de leur consentement ou de leur lassitude à l'égard des gouvernants: l'électeur vote en fonction de son analyse de la conjoncture politique. C'est la logique « transactionnelle », qui gouverne dans cette éventualité et démontre d'une réponse à une offre électorale donnée dans un contexte politique toujours particulier. A ce niveau, le vote est un acte individuel.[1] Pierre Bourdieu évoque que l'explication du vote est souvent un exercice de « ventriloquie » sociale, qui doit faire parler des voix par définition « muettes ». Ainsi, les élections se jouent deux fois : lorsque les électeurs votent et puis lorsque ces votes sont disséqués, « parlés » et interprétés par les politologues qui les commentent lors des soirées électorales[2]. La sociologie électorale : les différents Modèles explicatifs du vote Les différentes écoles en sociologie électorale présentent trois grands modèles : * Le modèle écologique * Les modèles sociologiques et psychologiques * Le modèle rationnel Les modèles écologiques, sociologiques et psychologiques sont des modèles déterministes. Les modèles écologiques sont fondés sur des paramètres géographiques et historiques. Le plus célèbre est le modèle de la géographie humaine d'André Siegfried, père fondateur de la science politique en France, qui a publié en 1913 une œuvre qui va devenir une référence canonique de l'analyse du vote. Ce modèle écologique, repose sur la nature géologique du sol qui détermine l'orientation politique dominante sur un territoire avec le célèbre paradigme : « LE CALCAIRE VOTE A GAUCHE ET LE GRANIT VOTE A DROITE ». Pour l'auteur du « Tableau politique de la France de l'Ouest sous la IIIe République », le Granit représente la domination économique des gros propriétaires dans une société hiérarchisée et close qui se conjugue avec la domination de la religion et du conservatisme. Le calcaire quant à lui, est la représentation d'une société égalitaire et ouverte avec une influence très amoindrie de la religion. Aujourd'hui, ce modèle admet que l'influence du territoire n'est plus aussi exclusive, et ce sont les nouvelles ségrégations spatiales et le séparatisme social qui déterminent la territorialisation des inégalités sociales. Les modèles sociologiques et psychologiques se déclinent quant à eux dans les deux célèbres modèles américains. Le premier est le Modèle de Columbia, le second est le paradigme de Michigan. Le Modèle de Columbia a été élaboré par les professeurs P. Lazarsfeld et B. Berelson de l'Université Columbia à New-York dans les années (1940-1950) sur la base des grandes enquêtes sur la formation des préférences politiques durant les campagnes présidentielles. Il se caractérise par la célèbre formule : « UNE PERSONNE PENSE POLITIQUEMENT, COMME ELLE EST SOCIALEMENT ». Ainsi, selon Patrick Lehingue, trois des idées admises sont contredites empiriquement par ce modèle, à savoir : * L'électeur n'est pas le citoyen rationnel, intéressé, politisé, soucieux des choses publiques postulé par la théorie démocratique du vote, * La décision électorale n'est pas le produit d'un choix individuel qui repose sur l'évaluation des programmes mais les votes sont largement prédéterminés par les attributs sociaux des individus (le lieu de résidence, la religion, le statut socio-économique), * Le rôle des campagnes reste marginal: Il y a une consolidation des préférences partisanes et non une conversion.[3] Le Modèle de Michigan est le Modèle concurrent du modèle de Columbia. A. Campbell et P. Converse travaillent sur les sondages pré et post- électoraux et additionnent l'élément psychologique et affectif à la dimension sociologique. C'est la notion de « l'identification partisane » qui lie selon ces chercheurs, l'électeur à un des deux grands partis américains. Pour eux, le vote est un « acte de foi ». Les modèles rationnels se divisent aussi en deux catégories : * Le modèle avec vote sur enjeux * Le modèle de l'électeur consommateur Le modèle avec vote sur enjeux, qui peuvent être des enjeux internes ou des enjeux géopolitiques externes (guerre, ennemi extérieur...). A ce titre, les électeurs possèdent une compétence politique pour analyser et décrypter ces différents enjeux pour produire une opinion claire. Le modèle de l'électeur consommateur est l'expression de l'électeur rationnel qui se comporte comme un consommateur et dont le choix politique devient comme celui qu'on fait pour l'achat des marchandises sur les rayons d'un marché. Le vote se décline comme un calcul selon le coût et le bénéfice, c'est-à-dire l'intérêt de l'électeur dans un programme politique, économique ou social. Plusieurs modèles sociologiques français se sont inspirés des modèles américains tout en introduisant la notion de variables lourdes (la classe sociale...) ou de variables faibles (le revenu, le sexe, l'âge...) qui déterminent dans une certaine mesure le vote des individus. Quelle inflexion de la sociologie électorale dans l'explication du vote au Maroc ? Au Maroc, peut-on recourir à ces différents modèles pour expliquer le vote chez nous et comprendre les tendances en amont et en aval des scrutins électoraux ? Peut-on parler aussi d'un clivage gauche/droite ou plutôt d'un clivage conservateurs/libéraux ? Pourrions-nous dire que le calcaire (monde urbain) vote à gauche et le granit (monde rural) vote à droite ? Peut-on parler d'un électeur rationnel et stratège qui va faire son choix selon l'intérêt personnel et général et surtout selon les enjeux et les programmes électoraux ? Ou pouvons-nous décrire les électeurs comme des acteurs qui s'inscrivent dans la logique « dispositionnelle », et leur vote démontre de leurs croyances intériorisées lors de la socialisation politique ? Pourrions-nous dire que les partis politiques dans leur rôle d'encadrement de la population ont pu instaurer cet « acte de foi » entre eux et leurs affidés, et que les résultats des élections seront déterminés d'une part par l'enracinement desdits partis dans la société et d'autre par la fidélité de leurs partisans ? Ou bien sommes-nous devant une volatilité électorale et une mobilité politique des électeurs d'un scrutin à un autre ? Plusieurs questions se posent devant nous pour comprendre un tant soit peu la sociologie électorale marocaine. Aujourd'hui, au vue de l'évolution des résultats des scrutins électoraux depuis 2011 et aussi par rapport aux résultats des élections des chambres professionnelles, le mois dernier ainsi que les changements profonds qu'ont connu certains partis politiques, une partie de l'électorat marocain s'inscrit dans le modèle déterministe, à savoir celui de l'identification partisane et une autre partie très importante à mon sens devient stratège et rationnel dans son choix. Par Ali Lahrichi, Docteur en Droit Public et en relations internationales Doyen de l'Institut des Sciences politiques, Juridiques et Sociales (ISPJS) à l'Université Mundiapolis. [1] Daniel Gaxie, « Le vote comme disposition et comme transaction », Explication du vote, Paris, Presses de la FNSP, 1985. [2] Patrick Lehingue, Les comportements électoraux, Institutions et vie politique, Paris, La Documentation française, 2012. [3] Patrice Lehingue, « Les Modèles explicatifs du vote, La Science politique, Cahiers français, 2009, 350, La Documentation française.