Interviewé par Soubha Es-Siari | L'analyse de la politique de change telle qu'elle est menée au Maroc révèle plusieurs constats. Omar Bakkou Economiste et spécialiste en politique de change met en évidence les spécificités de la politique de change au Maroc, ses instruments, ses enjeux… et commente le cadre légal régissant la convertibilité du Dirham. C'est l'objet de la première partie de l'entretien. Dans la seconde partie, Omar Bakkou explique comment remédier à cette convertibilité qu'il qualifie de « désordonnée ». EcoActu.ma : Dans votre ouvrage vous insistez sur l'historicité de la politique de contrôle des changes en présentant même cette politique comme la survenance anachronique du modèle de développement interventionniste adopté par le Maroc jusqu'au début des années 1980, expliquez-nous cela ? Omar Bakkou : Au lendemain de son indépendance, le Maroc avait choisi à l'instar de la majorité des pays du monde d'adopter un mode de gouvernance du marché des changes (offre et demande de devises) assez centralisé. Ce mode de gouvernance consiste en un système dans lequel l'offre et la demande de devises étaient totalement contrôlées par l'Etat. L'offre de devises était contrôlée par l'Etat de « facto » et de jure ». De facto, car les recettes en devises émanaient dans leur majorité d'entreprises publiques, et de jure car les entités privées étaient obligées de céder obligatoirement leurs recettes en devises à l'Etat. Quant à la demande de devises, elle était également quasi-totalement contrôlée par l'Etat dans la mesure où les personnes qui souhaitaient acheter des devises étaient obligées de se procurer « un ticket de rationnement » auprès de l'Etat. Ce système a subi de grandes mutations suite à la politique d'ouverture extérieure entamée au début des années 1980. Ces mutations se sont traduites par la transition d'un mode de gouvernance totalement centralisé par l'Etat vers un autre quasi décentralisé. Cela signifie concrètement que l'offre et la demande de devises s'acheminent aujourd'hui sur le marché des changes en franchise de contraintes réglementaires majeures : l'offre et la demande de devises ne sont plus totalement contrôlées par l'Etat. En effet, l'offre de devises comme signalé, c'est-à-dire les principales recettes en devises du Maroc, demeurent hors de portée du système de contrôle des changes du Maroc, de « facto » et de « jure ».De « facto » , car ces recettes en devises émanent aujourd'hui d'entreprises et d'entités privées, et ce, à la suite du vaste programme de privatisation mené par le Maroc dans les années 1980 et1990 et également de l'importante progression de la communauté des marocains résidant à l'étranger. Et de « jure », car les exportateurs ne sont plus contraints d'acheminer les recettes en devises vers le marché des changes marocain. En effet, ils peuvent légalement garder leurs recettes en dehors du marché des changes national : ils peuvent ouvrir des comptes en devises dans la limite de 70% de ces recettes et accorder des crédits à l'exportation dans la limite de 85%. S'agissant de la demande de devises, les seules opérations d'acquisition de devises encore soumises au mécanisme du « ticket de rationnement » précité concernent celles destinées à la réalisation de transactions financières extérieures (investissements en valeurs étrangères au-dessus de certains seuils) et à la détention de devises à des fins spéculatives (détention de devises non motivée par la réalisation d'opérations d'échanges extérieurs). Ainsi , les éléments présentés ci-dessus permettent d'illustrer le grand basculement enregistré au Maroc en matière du mode de régulation du marché des changes : on est passé d'un régime d'allocation directe par l'Etat vers un autre d'allocation par le marché. Le système d'allocation directe des devises est un système où l'Etat disposait d'une « caisse devises » et la distribuait aux demandeurs en fonction de la disponibilité des devises et de la nature des opérations objets de ces demandes (les biens et services jugés essentiels sont priorisés par rapport aux autres jugés moins vitaux). Ce système avait pour inconvénient que la disponibilité de la ressource n'était pas garantie. Pour accéder aux devises, il fallait déposer une demande auprès de l'Etat et attendre la réponse. Quant au système d'allocation par le marché, il s'agit d'un système où l'offre et la demande de devises s'expriment quasi-librement sur le marché des changes. Ce système a pour avantage la garantie de la disponibilité de la ressource : pour accéder aux devises, il suffit de lancer un ordre d'achat sur le marché des changes. Quelle appréciation pouvons-nous faire donc de la politique de contrôle des changes telle qu'elle est menée aujourd'hui au Maroc, sa place dans les ajustements macro-économiques ? Pour pérenniser la garantie de disponibilité des devises sur le marché des changes, c'est-à-dire éviter une pénurie de devises, l'Etat marocain utilise deux catégories d'instruments de politique économique : les instruments préventifs et ceux curatifs : -Les instruments préventifs sont qualifiés ainsi du fait qu'ils constituent des instruments purement psychologiques censés rassurer, soit les opérateurs économiques nationaux et internationaux (les avoirs de réserve et la LPL), soit l'Etat ( cas du contrôle des changes). Ainsi concernant les avoirs de réserve, c'est-à-dire le stock en monnaies internationales disponibles dans la caisse de l'Etat, les autorités essayent de maintenir un niveau minimum de ce stock équivalent à trois mois d'importation (elles s'endettent à l'étranger quand ce seuil descend au-dessous de trois mois d'importation), et ce, afin de rassurer les opérateurs économiques par rapport à la disponibilité de devises et, partant, d'éviter le risque de déclenchement de mouvement de panique de devises (conversion massive de dirhams en devises non adossée à des besoins économiques effectifs). Pour ce qui est de la ligne de protection et de liquidité (LPL), c'est-à-dire l'engagement du FMI pendant une période de deux ans de mettre à la disposition du Maroc à n'importe quel moment un montant déterminé de devises à un coût préférentiel, cet instrument joue le même rôle assurantiel que celui des avoirs de réserve. S'agissant de la politique de contrôle des changes, cet instrument qui se limite aux quelques restrictions présentées ci-dessus sur la demande de devises est maintenu aujourd'hui dans l'objectif d'alléger la pression sur les avoirs de réserve en cas de survenance d'un choc macroéconomique intense, choc qui se répercute souvent sur la situation de l'Etat avec comme conséquence : – L'aggravation de la situation financière de l'Etat qui se traduit par de fortes anticipations sur le risque de défaut du paiement de la dette publique lequel risque empêche l'Etat de se financer sur le marché financier national et international (augmentation de la prime de risque sur la dette publique) ce qui pousse les détenteurs d'épargne à fuir le marché national des capitaux par crainte du recours des autorités à des pratiques de ponctions forcées sur l'épargne publique ; -La détérioration de la qualité de la monnaie nationale en termes de sa capacité de préservation de la valeur ( en conséquence de l'épuisement des possibilités de financement du déficit budgétaire qui pousse le gouvernement à recourir au financement direct par la banque centrale, « planche à billet », qui engendre une augmentation de la masse monétaire et, partant, des prix intérieurs) qui se traduit par la défiance à l'égard de la monnaie nationale, laquelle défiance enclenche généralement un processus de conversion massif de la monnaie nationale en devises : substitution des monnaies étrangères (le dollar ou une autre monnaie forte comme l'euro) aux monnaies nationales dans leur rôle de réserve de valeur, d'unité de compte et d'intermédiaire des échanges. En revanche, en l'absence de chocs macroéconomiques intenses, l'utilité de la politique de contrôle des changes adoptée actuellement au Maroc doit être fortement nuancée, et ce, pour les deux principales raisons suivantes : -Le maintien de restrictions administratives sur les opérations de conversion de dirhams en devises destinées à la détention de devises pour elles- mêmes (détention de devises non motivée par la réalisation d'opérations d'échanges extérieurs) n'a aucune utilité à court terme dans le cas du Maroc, du fait que le risque d'apparition de phénomènes de conversion du dirham en devises est nul, et ce, en raison de la stabilité historique du taux d'inflation au Maroc. En effet, ces phénomènes apparaissent en cas de défiance à l'égard d'une monnaie donnée due au manque de confiance dans cette monnaie lequel manque de confiance de l'incapacité de ladite monnaie d'assurer sa fonction de réserve de valeur dans le passé, ce qui n'est pas le cas au Maroc. – Le maintien de restrictions administratives sur les opérations de conversion de dirhams en devises destinées à la réalisation de transactions financières extérieures (investissements en valeurs étrangères au-dessus de certains seuils) n'a pas d'utilité significative à court terme, car le volume potentiel de l'épargne nationale susceptible de fuir le marché national des capitaux vers celui étranger en cas de démantèlement des restrictions sur les transactions précitées est nettement plus faible que ce que l'on pourrait croire à priori. En effet, le volume actuel des investissements du Maroc à l'étranger, c'est-à-dire le montant de l'épargne nationale qui fuit légalement le marché national des capitaux vers celui étranger est approximativement égal à celui enregistré dans les pays ayant une monnaie totalement convertible : les investissements à l'étranger se sont établis à 0,5% du PIB en moyenne durant les trois dernières années au Maroc, alors qu'ils s'établissent à environ 0,5% en Turquie ;0,07% en Egypte ;1,7% en France, et 1,9% aux Etats-Unis. Quant aux instruments curatifs, ils regroupent l'ensemble des instruments utilisés pour l'ajustement des déséquilibres du marché des changes après leur occurrence. Ces instruments relèvent de quatre politiques économiques, à savoir la politique budgétaire, la politique de change, la politique commerciale extérieure et la politique monétaire. En matière de politique budgétaire, deux instruments peuvent être utilisés à ce titre pour l'ajustement d'un déséquilibre du marché des changes, à savoir la réduction des dépenses publiques et le recours à l'endettement extérieur. La réduction des dépenses publiques engendre une baisse des dépenses globales de l'économie, laquelle baisse se traduit par la diminution des importations, et partant, des dépenses en devises. Quant au recours de l'Etat à l'emprunt extérieur, cet instrument utilisé généralement en périodes de baisse des avoirs de réserve au-dessous du seuil critique permet d'augmenter les recettes en devises et d'éviter de surcroît une crise de change, c'est-à-dire une pénurie de devises. S'agissant de la politique de change, deux instruments relevant de cette politique peuvent être utilisés pour l'ajustement des déséquilibres du marché des changes, à savoir l'action par les avoirs de réserve et la modification du taux de change. L'action par les avoirs de réserve, c'est-à-dire par le biais de la vente de devises par la banque centrale sur le marché des changes consiste à combler le déficit de l'offre de devises par rapport à la demande de devises, et partant, à assurer l'équilibre du marché des changes. Quant à la modification du taux de change, elle consiste à alléger le déséquilibre du marché des changes à travers la dépréciation naturelle du taux de change par le jeu de l'offre et la demande de devises sur le marché des changes dans la limite des bandes de fluctuation du taux de change. Concernant la politique commerciale extérieure (augmentation des droits de douane et activation de mécanismes de restrictions quantitatives à l'importation telles les mesures anti-dumping), elle permet de réduire les importations ,et partant, d'abaisser la demande de devises. Quant à la politique monétaire (augmentation des taux d'intérêt directeur de la banque centrale), elle permet de réduire les dépenses globales de l'économie et conséquemment d'abaisser les importations et les dépenses en devises. En définitive, le rôle de la politique de contrôle des changes adoptée aujourd'hui au Maroc est purement préventif : alléger la pression sur les avoirs de réserve en cas de survenance d'un choc macroéconomique intense. Le dirham se convertit librement, et selon des règles souvent moins rigoureuses que celles en vigueur dans les pays ayant une monnaie totalement convertible. Pouvez-vous nous expliquer les dessous de cette affirmation ? Cela n'est-il pas risqué pour une économie comme la nôtre ? En principe, la conversion du dirham en devise s'opère pour la réalisation de deux principales catégories de transactions : les transactions courantes et les transactions financières. La conversion du dirham en devise au titre de la réalisation des transactions courantes (essentiellement les importations de marchandises) est globalement libre sur le plan de la politique de contrôle des changes. Cela signifie que ces transactions ne sont pas soumises à un accord préalable auprès de l'entité publique en charge de l'administration de cette politique, l'Office des Changes. Toutefois, cette liberté ne signifie pas que les importations de marchandises sont dispensées de toutes les contraintes réglementaires. En effet, elles sont soumises à la règlementation du commerce extérieur, ainsi qu'à d'autres règlementations en fonction de la nature des marchandises à importer. Or, si l'on effectue une analyse comparative du degré d'ouverture du marché marocain intérieur de biens avec ceux des autres pays, on remarque que le Maroc constitue l'un des pays les plus ouverts dans le monde , c'est-à-dire les moins rigoureux en matière de contrôle des importations. Cela apparaît clairement lorsqu'on observe les données relatives aux mesures anti-dumping adoptées par les pays membres de l'Organisation Mondiale du Commerce durant les dernières années. En effet, durant la période 1995-2014 le Maroc a adopté 6 mesures contre 534 pour l'Inde, 228 pour l'Argentine, 132 pour l'Afrique du Sud et 54 pour l'Egypte. S'agissant de la conversion du dirham en devise au titre de la réalisation des transactions financières, elle est globalement libre lorsqu'il s'agit de transactions des non-résidents (transferts à l'étranger du produit de cession des investissements étrangers, remboursements d'emprunts extérieurs, etc.). Alors que sa conversion pour la réalisation des transactions financières des résidents demeure soumise à des restrictions partielles : investissements directs à l'étranger au-dessus de certains seuils, placements des institutions financières en valeurs étrangères au-delà de certains plafonds, acquisitions de biens immeubles situés à l'étranger par les résidents, etc. Or comme le montrent les statistiques présentées ci-dessus, ces transactions constituent des phénomènes minoritaires, c'est-à-dire que même si on libéralise ces transactions, cela ne donnera pas lieu à des flux importants de conversion du dirham en devises : Il s'agit de transactions non potentiellement convertibles en devises. Ajoutée à cela la question de l'inefficacité de la politique de contrôle des changes d'une manière générale particulièrement dans un contexte de forte ouverture extérieure qui engendre des mécanismes de contournement des restrictions prévues par cette politique à travers le canal des opérations de commerce extérieur (importation et d'exportation de biens et de services) et le canal des résidents établis à l'étranger qui procèdent à des opérations de compensation avec les résidents[1]. Ceci s'applique au cas du Maroc qui se caractérise par un fort degré d'ouverture commerciale (le ratio de la somme des exportations et des importations rapportée au PIB s'établit à 80% en 2017) et par une communauté très importante de marocains installés à l'étranger (environ cinq millions), et ce, comme le prouvent les rapports des organisations spécialisées en la matière et le recours de l'Etat aux amnisties change (amnistie en 2014 et 2020) . Ainsi, si on effectue la synthèse du cadre réglementaire régissant la conversion du dirham en devise on trouvera que ce cadre est plus libéral au Maroc comparativement aux autres pays en matière des principales opérations courantes, notamment les importations de marchandises (elles représentent 80% de ces opérations dans le monde). Quant aux opérations pour lesquelles le dirham ne peut pas être convertie librement, il s'agit d'opérations limitées par des contraintes économiques pures , c'est-à-dire que même en cas de libéralisation de ces opérations, les flux seront très modestes. Lire également la suite de l'entretien ICI