Dans le processus institutionnel de gestion des crises au Maroc, sous Hassan II comme avec Mohammed VI, certaines questions tiennent pratiquement de l'intemporel tant elles traînent en longueur. Et quand bien même leur évolution avance, un perpétuel questionnement caractérise le rapport que les contribuables ont avec elles. La problématique du pouvoir d'achat en est un bon exemple. La demande intérieure est, chacun le sait, une bouée de sauvetage pour les pouvoirs publics qui devraient, pour préserver les macro-équilibres, s'abstenir de creuser le déficit ou de chercher à s'endetter davantage. Idem pour la politique monétaire sur laquelle Bank Al Maghri est attendue une fois encore, le 24 mars prochain cette fois, pour prendre la décision de baisser ou de maintenir inchangé son taux directeur. Autre chantier crucial : la prise en charge des cotisations patronales; un dossier sur lequel les pouvoirs publics ont raté une belle occasion d'instaurer l'indemnité de perte emploi alors que le moment était propice... La dévaluation de la monnaie constitue elle aussi un nœud gordien. Rares d'ailleurs les personnes qui s'expriment explicitement sur le sujet. Pourquoi ? Détails. Politique monétaire. BAM va-t-elle baisser son taux directeur ? Pour l'instant, la banque centrale n'est pas en mesure de fournir quelle qu'information que ce soit sur ses intentions. « Le conseil se réunira bientôt et nous communiquerons instantanément les mesures qu'il aura prises ». Voilà en substance ce que la banque des banques répond aux différentes questions qui lui ont été adressées à ce sujet. Aujourd'hui, tout le monde attend impatiemment les décisions à venir. En leur absence, nous ne pouvons donc que spéculer. Le Maroc a toujours été prudent dans sa politique monétaire, qui est axée principalement sur la stabilité des prix et donc la maîtrise de l'inflation, conformément aux statuts de la Banque Centrale. Pour Driss Benali, économiste, ce choix s'est fait au détriment de la croissance. Aujourd'hui, la situation économique, à la fois nationale et internationale, évolue. Le Maroc, selon ses officiels, ne connaît pas de restrictions financières. Il serait dans une bonne posture puisqu'il a réalisé, pour la deuxième année consécutive, un excédent budgétaire. Il peut donc agir pour dynamiser l'investissement et le crédit. Comment ? « En baissant le taux directeur. Bank Al Maghrib ne doit pas rester obsédée par l'inflation. Et ce serait une erreur de maintenir le crédit cher. Profitons alors de cette aisance financière », martèle Benali, pour qui une pareille décision devrait redonner un stimulus à la classe moyenne et contribuer à réduire les inégalités sociales en développant la demande intérieure. La politique monétaire, par le biais de la baisse des taux d'intérêt, joue donc un rôle important sur le plan psychologique et cherche à influencer les comportements de consommation et d'investissement. Mais « elle ne suffit pas toujours car, en situation d'incertitude, les entrepreneurs sont dans une phase d'attentisme et les consommateurs frileux. Par ailleurs, elle peut également être à l'origine d'une inflation des actifs financiers comme ce fut le cas aux Etats-Unis avec la hausse fulgurante des crédits immobiliers », explique Thami Kabbaj, analyste financier. Et de poursuivre : « une banque centrale se doit de disposer de certaines marges de manoeuvre et en baissant trop rapidement ses taux d'intérêt, elle se retrouve dans une situation délicate ». Notre cas est loin d'être celui des Américains. Il serait difficile d'envisager un scénario où notre banque centrale décide d'une baisse « draconienne », elle qui a toujours joué la prudence, même en temps d'euphorie. Ce n'est donc pas en période de crise qu'elle devrait changer d'attitude. Le rendez-vous est donc pris pour le 24 mars. Prise en charge des cotisations patronales. Qui va en profiter ? Surprenant. L'Etat veut préserver l'emploi dans le privé. Un gonflement du taux de chômage porterait préjudice à son image. Mais lorsqu'il vient à négocier pour chercher les meilleures solutions à mettre en place, il négocie seulement avec le patronat représentant quelques secteurs seulement. Pourquoi les syndicats, censés défendre les intérêts des salariés, se sont absentés des tables des négociations ? Pourquoi les autres exportateurs, touchés aussi par la crise, n'ont pas été mêlés aux discussions ? Quelles que soient les réponses, le résultat est là. L'Etat (en fait, ce sont les contribuables qui vont finalement payer la facture) a consenti à faire une fleur à certains professionnels en décidant de payer à leur place leurs cotisations patronales à la CNSS. « Sur le principe, je ne pense pas que ce soit la meilleure solution, car il faut que l'entreprise continue à remplir sa mission. La mesure permet certes aux entreprises de minimiser leurs dépenses pour être plus compétitives. Mais à mon sens, il faut chercher des solutions pour qu'elles le deviennent ailleurs, sur d'autres plans, celui des process même de l'entreprise, de l'apprentissage, de l'investissement… Ce sont les aides qui restent qui sont les plus rémunératrices à terme. Celles qu'on accorde aujourd'hui ne sont que passagères et ne laissent pas de valeur ajoutée. Les entreprises peuvent prendre de mauvaises habitudes », avoue Essaïd Bellal, le patron du cabinet Diorh. Le gouvernement a donc voulu alléger les charges des patrons pour qu'ils préservent leurs effectifs. Primo, cela est antinomique à la conception même du marché. L'Etat ne peut garantir que les salariés du privé soient maintenus. Même si les dirigeants s'engagent sur l'honneur à le faire, certains observateurs restent sceptiques quant à la volonté de quelques-uns à honorer leurs engagements. Secundo, aucune garantie n'est donnée quant à l'utilisation qui sera faite de l'argent économisé par les patrons. Les 2 ou 3% des parts qu'ils payaient seront-ils réinvestis dans l'entreprise? Qui les contrôlera? Même si Abbas El Fassi, le Premier ministre, a déclaré que les critères sont très fins, très étudiés, il n'en demeure pas moins que des dérapages peuvent toujours avoir lieu. Il aurait peut-être fallu penser différemment ou à autre chose carrément. Essaïd Bellal pense par exemple à l'octroi de subventions (paiement de droits de douane…) accordées à une entreprise si elle s'engage à investir dans la formation du personnel, dans l'acquisition de compétences nouvelles, dans le renforcement du management… « Beaucoup d'entreprises naviguent à vue. Il est important de les aider pour qu'elles arrivent à ne plus fonctionner de la sorte. Il faut aider ces entreprises qui veulent se restructurer », conseille-t-il. Pour sa part, Omar Benaïmi, directeur associé de LMS Organisation et Ressources Humaines, aurait souhaité que le gouvernement se focalise sur une autre solution qui toucherait plutôt directement le salarié. Pour lui, il est vrai que sur le plan économique, les pouvoirs publics ont eu raison de prendre pareille mesure. Mais en réalité, elle ne fait que retarder la décision portant sur l'indemnité de perte d'emploi. « L'occasion s'est présentée de ressortir ce dossier qui traîne depuis des années. Il convient parfaitement à la situation actuelle. Les salariés disposeront, pendant quelques mois, de cette indemnité pour passer ces moments de crise. L'entreprise, qui se rétablirait, pourrait les reprendre ». Qui financerait alors cette opération ? Benaïmi a une idée, défendable. Pour lui, une partie des 2 à 3% consentis aux patrons aurait pu servir à financer une caisse chargée de débourser ce type de « primes ». L'Etat aurait mis la main à la poche également. Cette mesure aurait touché le salarié directement, et même s'il venait à être licencié -une entreprise ne pouvant tenir artificiellement ses ressources- il pourrait s'en sortir en attendant des jours meilleurs. Cette indemnité pour perte d'emploi ne devrait cependant pas être considérée comme un assistanat prolongé. Pouvoir d'achat. Le «plus», dépensé ou épargné ? Sous d'autres cieux, les Etats injectent des milliards d'euros, de dollars dans leurs économies, garantissent des prêts… et laissent filer leurs déficits. Et nous, que faisons nous ? Il faut d'abord préciser que nous ne sommes pas dans la même dimension. Ce qui touche les Américains, les Européens ou les Asiatiques n'est pas ce qui nous ébranle. Il est certes vrai que nous nous sommes engagés sur une politique d'investissements très ambitieuse, avec un taux avoisinant les 33% au titre de l'année 2009. Pour les réaliser, nous avons besoin de fonds. Devrons-nous aller dans le sens de l'aggravation du déficit budgétaire ? Salah Eddine Mezouar, l'argentier du Royaume, avait laissé entendre, il y a plusieurs mois déjà (lors d'une de ses conférences de presse), que l'idée ne devait pas être taboue et que si le besoin s'exprimait, nous pourrions, pourquoi pas, aller dans ce sens. Son prédécesseur, lui, ne le voyait pas de cet œil. Fathallah Oualalou n'en voit pas l'utilité. « Nous sommes dans une logique de développement et non de relance comme les pays développés qui subissent la crise de plein fouet. Lorsqu'elle sera finie, le monde passera par une période de convalescence. Les gouvernements seront plutôt amenés à réduire ce déficit ». Devrons-nous alors chercher à ne plus nous endetter, puisque aujourd'hui la structure de l'endettement public n'est plus ce qu'elle était comparativement aux années 1990 ? Là encore, Oualalou émet ses réserves. « Il ne faut pas être orthodoxe. Il faut avoir la capacité de le faire. Ce n'est pas seulement une décision budgétaire à prendre. Le privé doit réussir à réagir et le secteur public à absorber les crédits. Chaque année, nous devons avoir de grandes ambitions pour le long terme tout en gérant le court terme. Il faut surtout avoir en tête que le pays est en voie de développement ». Comment allons nous donc dynamiser la machine ? En ces périodes de crise, les yeux se rivent forcément sur la demande intérieure, qui est un facteur de relance de la croissance. Toutes les décisions visant à améliorer le pouvoir d'achat vont conduire à sa consolidation. Les Marocains sont donc appelés à limiter les effets de la crise qui nous touchent en consommant davantage avec les plus qu'ils obtiennent à travers des augmentations (dérisoires pour une grande partie) de l'impôt sur le revenu… Pour Habib El Malki, président du Centre Marocain de Conjoncture (CMC), ce pouvoir d'achat doit être accentué par un processus d'allégement de la fiscalité sur les tranches de revenus modestes mais aussi par l'amélioration de la productivité de l'entreprise. « Les deux doivent être menés de manière concertée ». Mais quand bien même ce serait le cas, le résultat n'est pas plus garanti. Si l'augmentation du pouvoir d'achat de tout un chacun est consommée, la machine est relancée. Par contre, si elle est épargnée, les pouvoirs publics devront chercher à se rabattre sur une autre solution. Le détail de la mesure L'Etat va prendre en charge 100% des cotisations patronales à la CNSS des entreprises exportatrices des secteurs du textile, du cuir et de l'automobile au prorata de leurs chiffres d'affaires à l'export au titre de l'année 2008. Mais pour y être éligibles, les entreprises concernées s'engagent à maintenir leurs effectifs (excepté les départs à la retraite, les licenciements pour faute grave, les démissions…), à assurer aux salariés le salaire permettant de bénéficier des allocations familiales et à être en règle avec le Fisc et la CNSS au 31 décembre 2008. Cette mesure va être appliquée du 1er janvier au 30 juin, renouvelable pour une durée de six mois. Dévaluation. La question n'est pas tranchée... A l'évidence, c'est en pareil moment de crise que l'exportateur élève le premier la voix pour recommander la dévaluation du dirham et améliorer ses exportations. Mais même si elle est effective, rien ne lui garantit une meilleure vente de ses produits à l'étranger. La compétitivité de nos exportations n'est donc pas à chercher seulement au niveau du taux de change. Mais là n'est pas le sujet. Les textiliens étaient à une certaine époque ceux qui élevaient la voix pour y recourir. Aujourd'hui, ils se font plus discrets. Sur la question, un responsable de l'Association marocaine de l'industrie du textile et de l'habillement (Amith) répond : « il est un fait que des opérations ont souffert de manque de compétitivité monétaire, nous l'avons souligné aux pouvoirs publics. Maintenant, tous les exportateurs sont pour améliorer la compétitivité. Si l'Etat se mobilise pour traiter ces problèmes, c'est qu'il y a un enjeu important. Les pouvoirs publics se gardent le droit de sortir les cartes pour les utiliser au moment opportun ». On en restera là. Ce responsable ne veut pas s'étaler sur le sujet. Un exportateur de conserves est plutôt plus bavard et assume la responsabilité de ses propos. Hassan Debbagh, directeur général de Cartier Saada, estime que l'une des solutions équitables et qui demanderait moins de travail à l'Etat est de penser à la dévaluation. « J'ai toujours pourtant été contre cette mesure, car elle est peu adaptée à notre économie. Mais avec un baril à 40 dollars, la dévaluation donnerait un coup de fouet». Du côté des officiels, c'est le calme absolu. Un haut responsable du ministère des Finances, à la retraite depuis quelques mois seulement, a bien voulu donner son opinion. « C'est le moment d'adhérer à une approche de flexibilité qui va se traduire par une dépréciation ». Qu'en pense la banque des banques ? Il y a un moment déjà, les autorités monétaires ont commencé à penser à une gestion plus flexible du taux de change. Mais aucune échéance n'a officiellement été mentionnée, ni même de quelle manière elle sera traitée. Le sujet pourrait être abordé à la fin de ce mois lors du Conseil de la banque centrale. Pour Habib El Malki, président du Centre Marocain de Conjoncture, la question du taux de change ne doit pas être taboue. « La libéralisation annoncée par Bank al Maghrib pour les années à venir est un choix logique, mais les derniers évènements doivent inciter à une révision de cette politique ». Mais encore ? Faut-il ou non dévaluer ? Et El Malki de répondre : « il faut une concertation avec les opérateurs économiques. Les secteurs les plus touchés nécessitent un soutien encore plus fort, d'autant que la crise est appelée à s'amplifier », se contente-t-il de répondre. Driss Benali, l'économiste, lui, estime pour sa part que la productivité au Maroc est faible, avec ou sans la dévaluation. Ce n'est pas cette mesure (seule) qui devrait la booster. Pour lui, « beaucoup d'opérateurs importent des inputs de l'étranger. Avec la dévaluation, le coût sera accru. Et si le Maroc dévaluait, ses concurrents en feraient de même. Ce serait une guerre stupide ». Attendons donc de voir ! Les autorités monétaires, en ces moments d'incertitudes et de manque de visibilité, se doivent de réagir publiquement pour expliquer quelles décisions elles comptent prendre.