Les analogies, les comparaisons rapides sont un piège difficile à éviter quand on parle de transformations sociales. La situation marocaine est plus complexe que les réponses simplistes ne le laissent entendre. E ssaouira est une ville magnifique et son festival l'est autant. Un concept bien ciblé, une organisation rodée à l'extrême, une direction artistique sûre dans ses choix, sont l'assurance de la pérennité de l'événement au niveau qui est le sien, c'est-à-dire en haut de l'affiche. Mais depuis la première édition, le festival c'est aussi le forum, des discussions sur les déclinaisons d'un thème, avec des panels fort bien peuplés. Cette année le thème choisi concernait les jeunes dans des sociétés en mouvement, les printemps arabes en toile de fonds. Les débats ont été très riches. Par rapport au Maroc on constate, alors que ce n'est pas relayé par les médias, le foisonnement des questionnements et donc des esquisses de théories, certaines s'appuyant sur des travaux de recherche aux méthodes se voulant scientifiques. En filigrane, c'est la question de l'accès à la modernité qui s'impose. La jeunesse marocaine, dès que l'on sort des poncifs, des clichés sur la religion, est entrée dans la mondialisation, par l'importance des nouvelles technologies de l'information, mais aussi par un mouvement social irréversible vers l'ouverture et l'appropriation de l'universel. De là à parler de « Movida », comme l'on fait certains orateurs, c'est aller trop vite en besogne. La Movida espagnole est intervenue dans un contexte historique particulier. La chute du franquisme, la transition vers la démocratie, l'intégration à l'Europe, a créé des processus accélérés, une véritable révolution. La Movida, est l'expression culturelle de cette révolution, libérant la société du conservatisme, de l'emprise de l'église, de l'Opus Dei, alliées du franquisme, bien que le catholicisme soit fort présent dans la société. Au Maroc, les processus de transformation ne sont pas de la même nature, nous ne sommes pas en période révolutionnaire, n'ont ni le même contenu, ni les mêmes rythmes. Il faut donc ramener les choses à leur propre mesure pour pouvoir mieux appréhender ce qui est en gestation. Il est clair que la jeunesse est en train de créer des ruptures, allant, globalement, dans le sens de la rupture. Mais il s'agit de micro-ruptures portant sur les mœurs, les modes de vie, les choix musicaux et non sur l'organisation sociale. Ces micro-ruptures ont indéniablement le mérite d'exister, mais elles sont loin de constituer un projet alternatif. C'est un vieux débat qui existe au Maroc. Le prince Moulay Hicham et Khalid Alioua ont théorisé le phénomène à la fin du siècle dernier. Pour les deux, le changement au Maroc ne pouvait s'opérer que par le biais de micro-ruptures successives, vue l'ampleur des pesanteurs sociales, mais aussi politiques. La défunte Gazette du Maroc s'était faite l'écho de ce débat, avec l'intervention des deux intéressés par des textes exhaustifs. Le mort saisit le vif Le Mouvement du 20 février a été perçu comme un accélérateur, mais ce n'est qu'une vue de l'esprit. On peut effectivement mettre à son actif les changements politiques intervenus, y compris sur le plan institutionnel par la rédaction d'une nouvelle constitution. On peut aussi affirmer qu'il a renforcé l'aspiration à la liberté d'expression, à la prise de parole. Mais il n'était porteur ni d'une conception d'une nouvelle société, ni d'une véritable adhésion aux valeurs universelles de la démocratie, qui se réduisait, dans les slogans à « la fin de l'absolutisme ». En même temps, les jeunes réclamaient la dissolution des partis, qui est un slogan purement fasciste ! Sur le plan politique, les micro-ruptures ont produit un paradoxe qui est un véritable handicap à la construction démocratique. L'aspiration libertaire n'est pas restituée politiquement. La prise de parole, la démultiplication des initiatives associatives, la relative richesse de la culture underground, n'ont pas de représentation politique. Il ne faut donc pas être surpris si les institutions représentatives, le jeu politique, sont en dissociation complète avec les courants qui traversent la jeunesse. Sur le plan sociétal, il est faux de dire que les jeunes, dans leur ensemble affrontent le conservatisme de manière consciente. On voit bien que comme disait « Karl Marx » le mort saisit le vif. Ainsi, des sondages réalisés auprès des jeunes, en pleine ébullition du printemps arabe ressortent deux chiffres qui paraissent très importants. La famille, et donc le grégaire, reste une valeur cardinale. Et si les jeunes reconnaissent braver la pression sociale en ce qui concerne la sexualité, ils privilégient la stratégie de l'évitement. Ils s'accommodent donc de la pression sociale au lieu de l'affronter et celle-ci passe toujours par la cellule familiale et c'est accepté. Or, l'accès à la modernité n'est envisageable qu'avec l'émergence de l'individu, condition de la citoyenneté. La société marocaine est en mouvement, cela est incontestable. Mais tout aussi incontestable est que cette société est traversée par des contradictions très aiguës, que les atavismes alimentent. La question identitaire est souvent évacuée d'un revers de main, or elle constitue le nœud du problème. Le monde arabo-musulman est une fiction créée par les orientalistes. Mais depuis le fameux projet Ennahda du début du vingtième siècle, on a formaté une vision identitaire qui se nourrit des événements touchant la sphère. C'est un fait qui est largement instrumentalisé par les mouvements régressifs. C'est aussi la résultante d'un fait historique, celui du lien entre les tentatives d'accès à la modernité et les relations violentes avec l'Occident, sous forme de colonisation ou de guerre. La transformation sociale ne peut être le produit ni d'un certain nombre de micro-ruptures, ni d'une succession d'équilibres successifs menés par un despote éclairé. Ces deux projets, qui existent, sont voués à l'échec. C'est en s'appuyant sur des forces sociales, autour d'un projet clair, porté par une véritable élite que l'on y arrivera.