Reconnu pour la qualité de ses pilotes qualifiés, le Maroc est la nouvelle cible des chasseurs de têtes des compagnies aériennes du Golfe. Cette semaine, Emirates, la compagnie de Dubaï, a mené son opération de séduction auprès de 150 pilotes marocains. Ce n'est pas encore l'hémorragie, mais cela risque bien de l'être. Ce mardi 12 février 2008, près de 150 pilotes et officiers de ligne marocains, de tous âges, assistent à une Journée Rishworth Aviation dans un palace casablancais, mais loin des regards des journalistes. Il fallut même par trois fois apporter des chaises supplémentaires pour permettre à tout ce beau monde de s'asseoir. Des jeunes et moins jeunes, dont certains approchaient même de l'âge de la retraite, ont semblé tout abandonner pour venir écouter «religieusement» le chasseur de têtes mandaté par la compagnie aérienne Emirates. Ce personnel navigant marocain opère chez Royal Air Maroc, Atlas Blue et Regional Air Lines ou encore Jet4You. Rappelons qu'une cinquantaine de sociétés de chasseurs de têtes se disputent dans le monde le marché des pilotes qualifiés. Elles touchent en honoraires l'équivalent de six mois de salaire par candidat recruté, très souvent près de 7.000 euros par mois. « Jusque-là, on n'enregistre qu'un ou deux départs par an vers les compagnies aériennes du Golfe, mais le plan de carrière que nous déclinons actuellement pourrait causer l'exode de nombreux pilotes marocains », prévient Abdeslam, officier de ligne. En effet, cette opération au Maroc entre dans le cadre d'une grande campagne de recrutement de pilotes et officiers de ligne au Maghreb. Pourtant, après la Tunisie et l'Algérie, le mandataire d'Emirates ne devait certainement pas s'attendre à trouver un tel engouement chez les pilotes marocains. Il faut dire que ces derniers ont en effet jusque-là résisté à l'appel des pétrodollars, car ils bénéficient de salaires et de conditions de travail nettement plus avantageux que leurs collègues maghrébins. En trois ans, Tunisair a, par exemple, vu le nombre de ses pilotes diminuer de 10 %. Une trentaine de pilotes ont fait défection en partant offrir leurs services aux compagnies du Golfe, comme Emirates, Etihad, Arabia, ou Qatar Airways. De leur côté, les Algériens ont été les premiers à répondre à l'appel, début 2004. À l'époque, la faillite de Khalifa Airways avait laissé plusieurs centaines de pilotes sur le carreau. Les plus qualifiés, souvent des anciens d'Air Algérie, ont alors pris la direction du Qatar, qui vient de lancer un ambitieux programme de modernisation de sa flotte. Une opération de séduction réussie En croissance rapide, adossées aux familles régnantes de la région qui leur assurent des moyens financiers presque illimités, les compagnies de Dubaï, d'Abou Dhabi et du Qatar proposent des salaires mirobolants, sans compter les avantages de tous ordres. C'est pourquoi le chasseur de têtes mandaté par Emirates n'a éprouvé aucune difficulté à mener à bien son opération de séduction. Emirates, qui n'a rien à envier aux grandes compagnies européennes, est aujourd'hui la compagnie la plus dynamique du Moyen-Orient. Selon l'IATA, elle figure parmi les 10 premières compagnies aériennes mondiales par le nombre de passagers. « La compagnie de Dubaï a commandé 70 exemplaires de l'A 350 XWB et a pris une option sur 50 autres. Elle a aussi renforcé sa flotte de super jumbo A380 avec 11 appareils supplémentaires, la faisant passer à 52 appareils, ce qui lui vaut le rang du plus grand acheteur d'A380. Avec l'acquisition de 12 nouveaux Boeing 777-300ER en 2007, la flotte d'Emirates compte actuellement plus d'une centaine d'appareils depuis fin mars, dont neuf avions de fret », dit-il. Ce renforcement de la flotte, a, ajoute-t-il, permis à Emirates d'ouvrir plus d'une vingtaine de nouvelles destinations entre 2006 et 2007, ce qui porte le nombre total à 97 à travers 61 pays. Une montée en puissance qui nécessite des pilotes expérimentés. Ainsi, les pilotes d'Emirates sont de 76 nationalités différentes. «Celà va rapidement augmenter avec notre nouveau plan de recrutement», affirme l'émissaire d'Emirates. La compagnie de Dubaï a recruté respectivement 1.492 et 1.664 pilotes en 2006 et 2007. Pour 2008 et les deux prochaines années, elle prévoit d'en prendre respectivement 2.014, 2.454 et 2.704. Des nombres, précise l'émissaire, qui risquent d'être revus à la hausse avec des commandes d'avions qui tendent à devenir fermes. Salaires et avantages… Outre la déclinaison des besoins d'Emirates en pilotes, le chasseur de têtes a dévoilé les critères de sélection qui en ont fait sourire plus d'un dans la salle. Pour postuler au poste de commandant, le candidat doit disposer d'un total de 8.000 heures de vol au minimum. Pour le postulant au poste de second pilote, un minimum de 4.000 heures de vol est requis. «Les pilotes marocains sont très qualifiés. La plupart de ceux qui sont dans cette salle répondent à tous les critères exigés par Emirates», renseigne un commandant de chez Royal Air Maroc qui a assisté à la présentation. En bon chasseur de têtes, l'émissaire d'Emirates suspend la séance et invite l'assistance à faire une pause avant de reprendre sur le volet relatif aux salaires et avantages. Aucun des pilotes présents ne quitte la salle. Les discussions ne manquent pas de tourner autour de la question. Mais le mandataire de la compagnie de Dubaï met fin aux spéculations avec son annonce. Emirates rémunère plus de 6.000 euros par mois un copilote expérimenté, avec assurance, prise en charge des études des enfants et logement en prime, et jusqu'à 13.000 euros un commandant de bord chevronné. «En regard, un aviateur marocain gagne, lui, moins de 25% selon qu'il est second ou commandant de bord. Côté avantages, tout est compris dans le salaire. De plus, pour passer de copilote à commandant de bord, il faut compter dix à douze années», souligne un pilote de Royal Air Maroc, assis à nos côtés. Vraisemblablement, c'est en connaissance de cause que le chasseur de têtes a tenu à rappeler que chez Emirates, ce passage se fait en 36 mois. Il peut même être accéléré selon la volonté du copilote, qui peut y arriver en 18 mois grâce aux heures supplémentaires qui sont également bien rémunérées. «Emirates avec sa flotte moderne ne taxera pas vos salaires. Elle vous offre en plus non seulement un salaire packagé mais un véritable plan de carrière », résume le chasseur de têtes en quelques mots. C'est après les attentats du 11 septembre 2001 que les compagnies du Golfe ont commencé à se tourner vers le Maghreb pour remplacer certains commandants de bord européens ou américains en partance, effrayés par les bruits de bottes qui ont précédé l'invasion de l'Irak par les États-Unis. Paradoxalement, aujourd'hui, ce sont les pilotes français retraités à 60 ans qui se payent un exode doré dans le Golfe. Ils cumulent ainsi une pension et un salaire, même si c'est interdit dans l'Hexagone. En effet, l'âge de la retraite pour l'ensemble des pilotes du transport aérien public français a été fixé à 60 ans. Les transporteurs du Moyen-Orient bénéficient ainsi d'un réservoir de personnel navigant très expérimenté qu'ils n'ont pas besoin de former. Il s'agit d'une exception française car les réglementations européennes et internationales autorisent à voler jusqu'à 65 ans. Ce qui explique la présence massive de pilotes marocains assez âgés lors de cette présentation et qui nourrissent l'ambition de leur emboîter le pas. Signe de l'évolution des mentalités en France, une proposition de loi repoussant l'âge de départ à la retraite à 65 ans vient d'être déposée à l'Assemblée nationale par Georges Tron, député UMP. Le phénomène devrait en effet s'amplifier au fil des ans. Les Tunisiens, eux, n'ont pas longtemps tergiversé. Consciente de l'aggravation de l'exode de ses pilotes, Tunisair a élaboré un projet d'action qui comprend la révision de trois points essentiels en vue de les stabiliser. Il s'agit de l'augmentation des salaires à hauteur de 30 %, de la révision de la formation et de l'amélioration des conditions sociales. Parallèlement, le gouvernement tunisien a classé Tunisair au rang de société exportatrice pour les besoins de réduction d'impôt. Quant à SN Brussels qui a vu ses pilotes partir pour le Golfe, l'affaire est arrivée au Parlement belge. Contacté par Challenge Hebdo, Jalal Yacoubi, président de l'Association Marocaine des Pilotes de Lignes (AMPL), estime qu'il y a aujourd'hui une surenchère entretenue par les compagnies aériennes pour s'attirer les pilotes de qualité en vue de leur propre croissance. « L'AMPL n'encourage pas les Marocains à partir. Depuis plusieurs années, nous appelons d'ailleurs à la marocanisation du personnel navigant. Seulement pour rester, les pilotes marocains ont besoin également de perspectives de carrière intéressante. Sinon, comment expliquer le fait que le passage de second à commandant prenne plus d'une dizaine d'années. Le gouvernement doit se pencher sur la question. Car, demain, si un groupe de 20 à 30 ou 40 pilotes font leurs bagages, de sérieux problèmes vont se poser », dit-il. Comme quoi, le rêve des jeunes du monde entier pour l'air et le spatial va perdurer. La pénurie est d'ailleurs annoncée par l'Association des transporteurs aériens, qui annonce un déficit de 18.000 pilotes par an à partir de 2010.