« La peur s'est approfondie, étendue et diversifiée. Elle n'est plus seulement l'émotion dominante du monde occidental : on la retrouve désormais sur tous les continents ». Extrait de « La géopolitique de l'émotion », de Dominique Moïsi. Interview avec Mehdi Hijaouy et Adil Mesbahi, experts en Intelligence Economique et Stratégique, doublement diplômés de l'Ecole de Guerre Economique de Paris, et fondateurs du Washington Strategic Intelligence Center. Challenge: Observateurs aguerris, quel éclairage macroscopique pouvez-vous apporter à cette crise ? Mehdi Hijaouy: Le monde fait face à une crise majeure, puisque le coronavirus est une pandémie, selon la caractérisation de l'OMS. Certes, ce n'est pas une première dans l'histoire, toutefois, cet épisode se produit dans un monde ouvert, où biens et personnes circulent dans des volumes impressionnants. Quant aux impacts de cette crise, ils sont de plusieurs natures, en terme de santé publique, économiques et potentiellement sécuritaires, lorsqu'il y a trouble à l'ordre public. S'agissant des pans économiques les plus touchés par cette crise, ce sont principalement les transports, les services, les loisirs et la consommation.` Adil Mesbahi: A l'échelle mondiale, la crise sanitaire actuelle interroge notre modèle de croissance à tout prix, et notre société de consommation. A l'échelle d'un pays, elle interroge sa résilience économique et sa dépendance, notamment à la Chine. Elle interroge également la faculté d'anticipation de ses gouvernants, et leur aptitude à mettre en place des dispositifs optimaux pour maîtriser tous les aspects de cette crise. Elle interroge les médias, et leurs traitements de l'information. Enfin, elle interroge sur la réaction des populations, et leurs comportements face à l'inconnu et au sentiment légitime de peur. Challenge: D'après-vous, le modèle de croissance à tout prix et la société de consommation ont atteint leurs limites? A.M.: L'état de notre planète, ses ressources limitées, et sa population en constante augmentation plaident pour un questionnement. La croissance est une question de chiffres, d'augmentation de PIB. Sa duale, la décroissance est une question de bien-être individuel et collectif. Produire et consommer moins, mais mieux, dans le respect de l'environnement. M.H.: Le monde est compétition, entre puissances économiques qui se livrent des guerres sans merci. A l'image de la récente guerre économique entre les deux premières puissances mondiales. Quant aux crises, lorsqu'elles surviennent, elles nous questionnent. Mais la nature humaine est ainsi, nous changeons une fois contraints. Dit autrement, la société de consommation survivra à cette crise, comme elle a survécu aux précédentes. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y aura pas des ajustements, à la marge. La Commission Spéciale pour le Modèle de Développement gagnerait à apprendre de cette crise, pour rendre notre économie nationale plus résiliante et plus tournée vers notre continent A.M.: Prenons le cas de la Chine, son insolente croissance depuis des années et sa course économique effrénée ne sont pas sans poser de questions. Entre catastrophes industrielles à répétition, pollution environnementale, et aujourd'hui à l'origine d'une pandémie mondiale, liée à une habitude de consommation alimentaire à risque. « Alors la Chine, une puissance dangereuse ? ». Cette question a été posée par l'Ecole de Guerre Economique. Derrière cette interrogation, émerge un nouveau concept. Un concept qui veut aborder les risques de s'aliéner à une puissance, qui peut être économiquement de premier ordre, mais dont certains aspects sont irresponsables, voire dangereux. Challenge: Pour la crise actuelle, quels sont les impacts au niveau mondial ? M.H.: Cette crise sanitaire a principalement des impacts négatifs. Citons la chute en cascade des bourses mondiales, et son risque sur les grandes entreprises et les économies réelles. La baisse significative du tourisme mondial. Le ralentissement du secteur des transports, dont la perte dans l'aérien est attendue à cent milliards d'euros. Ces effets négatifs cumulés conduiront à une augmentation des déficits publics des économies, et à l'endettement des Etats. Ainsi, la croissance mondiale de 2,9% en 2019, attendue à 3,3% en 2020 par le FMI, n'a aucune chance de se réaliser. A.M.: Avec la pandémie du coronavirus, nous assisterons à la récession plus ou moins durable de nombreuses économies, voire de l'économie mondiale. Toutefois, il y a peu de crainte sur l'effondrement du système financier mondial. Car à la suite de la crise financière systématique de 2008, les banques de détail sont devenues relativement plus résiliantes suite au durcissement des exigences réglementaires, et les banques centrales ont appris à être plus promptes dans leurs interventions. Sans oublier la faculté de coordination des principales banques centrales mondiales, qui présente une garantie psychologique pour les Etats, mais également pour les citoyens, soucieux de la sauvegarde de leurs épargnes. Challenge: Quelle devrait être la gestion de cette crise au niveau étatique ? A.M.: Depuis l'apparition de ce virus, nous avons observé plusieurs méthodes en matière de gestion de cette crise. La Chine et l'Italie pratiquant le confinement sur de larges périmètres. La France donnant l'impression de maîtriser son sujet, entre usage du principe de précaution et pragmatisme économique. Et la gestion de crise Sud Coréenne, privilégiant les informations utiles et les messages positifs. A l'inverse de l'Algérie, la crise aura un impact positif lié à la baisse de la facture d'importation du pétrole M.H.: La gestion de crise ne s'improvise pas, sa communication non plus. Les spécialistes du sujet ont pour habitude d'accompagner les organisations étatiques et privées. Dans le Royaume, le ministère des Finances a annoncé, le 11 mars, la mise en place d'un Comité de Veille Economique, afin d'anticiper les répercussions directes et indirectes de la crise sur l'économie nationale, et au besoin, d'accompagner les secteurs touchés. Challenge: Pouvez-vous illustrer les risques de cette crise au niveau d'un pays ? M.H.: Prenons l'Algérie, son économie fortement dépendante des revenus des hydrocarbures est au plus mal avec la baisse des prix, consécutive à cette pandémie, et liée au ralentissement de la production mondiale, occasionnant une baisse de la demande des matières premières fossiles, principalement en Chine. Signe avant-coureur d'un effondrement annoncé, l'avertissement dès 2017 du FMI quant à la baisse spectaculaire des réserves de change algériennes. « Le pire est à venir », prévoyaient les analystes de tout bord, entre la grande difficulté du pays à lever de la dette souveraine, la forte aversion au risque des investisseurs étrangers et l'incapacité du pays à imaginer des stratégies alternatives, synonymes de revenus nouveaux en substitution de ceux des hydrocarbures. Ajouté à cela le risque majeur d'une guerre civile, conséquence de difficultés économiques structurelles, d'un taux de chômage record, d'une inflation préoccupante, et d'une gouvernance étatique contestée par la rue depuis plus d'un an. A.M.: « Le cocktail est explosif ! » Tel était le diagnostic de trois instituts américains de renommée mondiale (The Global Risk Insights, The Washington Institute for Near East Policy et l'American Entreprise Institute), il y a exactement trois ans. Résumé en cette alarmante prévision : « L'Algérie est mûre pour l'effondrement, la question n'est pas si, mais quand ? » Challenge: Et pour le Royaume ? A.M.: A l'inverse de l'Algérie, la crise aura un impact positif lié à la baisse de la facture d'importation du pétrole. Toutefois, dans le Royaume où l'Agriculture représente jusqu'à 15% du PIB, l'Industrie environ 30%, et les Services plus de 50%, il faut s'attendre à plusieurs impacts négatifs. En matière d'IDE, l'Office des changes a déjà observé un ralentissement des investissements étrangers, depuis le mois de janvier. En termes d'importation des matières premières, notamment pour l'industrie. Enfin, le transport aérien, le tourisme, les loisirs, et la consommation vont également se rétracter, par effet domino. M.H.: Plus globalement, la conjonction de la pandémie du coronavirus et la faible pluviométrie produira un effet négatif sur l'économie marocaine. D'ailleurs, le HCP a déjà revu ses prévisions de croissance à la baisse pour l'année 2020, de 3,5% à 2,2%. Challenge: Inéluctable, cette crise peut-elle présenter des opportunités ? A.M.: Effectivement, les crises cachent parfois d'insoupçonnables opportunités. A l'image du blocus du Qatar qui a permis à l'Emirat de progresser significativement en matière de résilience alimentaire. Un challenge principalement sanitaire à court terme, la crise du coronavirus ouvrira des opportunités socioéconomiques aux pays stratèges, qui envisagent le temps long. Pour le Royaume, la future zone de libre échange africaine représente un réel gisement d'opportunités. Il s'agit de la ZLECAF, prévue en juillet de cette année, avec un marché de plus de 1,2 milliard de consommateurs et un volume d'échange monétaire estimé à plus de 3 mille milliards de dollars. Précurseur, le Maroc a ouvert la voie depuis une décennie, et a de belles réussites continentales à faire valoir à ses partenaires africains. M.H.: Cette année, notre économie subira la crise du coronavirus. Toutefois, pour l'avenir, cette crise peut et doit être profitable au Royaume. Aussi, la Commission Spéciale pour le Modèle de Développement gagnerait à apprendre de cette crise, pour rendre notre économie nationale plus résiliante et plus tournée vers notre continent. Alexandre Medvedowsky, président du Syndicat Français de l'Intelligence Economique va dans le même sens en affirmant « J'ai l'intime conviction que le nouveau modèle de développement marocain sera aussi, et avant tout, un modèle africain et un modèle pour l'Afrique ». Mehdi Hijaouy : Expert en Intelligence Economique et Stratégique, Mehdi Hijaouy est titulaire de deux Executive MBA de l'Ecole de Guerre Economique de Paris. Mehdi Hijaouy est expert international en affaires sensibles, et dispose d'une grande expérience dans la sécurité étatique. Adil Mesbahi : Expert en Intelligence Economique et Stratégique, Adil Mesbahi est ingénieur grande école française, formation complétée par un MSc et quatre MBA. Après une riche expérience dans le conseil et la banque, Adil Mesbahi est professeur, auteur, analyste et conseiller auprès de Décideurs économiques et étatiques.