Peut-on deviser sur le capitalisme, au maroc, sans avoir immédiatement à l'esprit une de ses figures les plus emblématiques et les plus médiatisées ? Miloud Chaâbi est et restera, en effet, un «cas» à part dans la finance du Royaume. grande interview de ce parfait self-made-man... Challenge Hebdo : quelle a été votre première pensée à l'annonce du drame de Kénitra, l'effondrement d'un immeuble qui a fait plusieurs morts? Miloud Chaâbi : ma première pensée a été pour les proches de ces travailleurs morts dans ce tragique accident. Je sais qu'on en a beaucoup dit sur ce drame mais je crois qu'il va falloir du temps, beaucoup de temps pour en déterminer les responsabilités. Quel est le degré de responsabilité de l'ingénieur, de l'architecte, du bureau d'étude, des maçons, du responsable qui s'occupe du coffrage, du mélange de ciment, du choix du terrain et j'en passe. D'autant qu'il y a également une part de hasard qui dépasse tout le monde. N'oublions pas que l'an dernier, après l'effondrement du pont-aval du tunnel du Somport qui relie la France à l'Espagne, la circulation a été coupée pendant des mois. C'est arrivé pourtant à la France, un pays très strict en matière de contrôle du BTP. C. H. : toujours en matière de BTP, vous êtes bien impliqué dans la promotion immobilière, or tous les regards se tournent maintenant vers le Maroc. Une véritable fièvre de l'immobilier s'est emparée du pays. De nombreux groupes étrangers se ruent sur des milliers d'hectares un peu partout dans le pays. Comment qualifiez-vous le développement de cette frénésie immobilière ? M.C. : c'est vrai, tout le monde s'intéresse aujourd'hui au Maroc. Le Maroc est un pays qui a beaucoup changé ces dernières années et qui continue à se transformer très vite. Grâce aux nouvelles infrastructures (routières, portuaires, aéroportuaires), le pays se transforme à grande vitesse. Et c'est tant mieux. Cela ne me dérange pas que des groupes étrangers s'intéressent au secteur immobilier local, qu'ils achètent des terrains pour construire des ensembles touristiques et immobiliers. Les investissements étrangers sont les bienvenus et ils doivent être encouragés. Le Maroc est même l'un des endroits les plus sûrs et les plus attractifs du monde pour les investissements étrangers. Ce qui me dérange, c'est que l'on accorde à ces groupes des avantages inouïs sous prétexte qu'ils investissent dans le tourisme alors qu'en fin de compte, c'est juste de 5 à 10% du projet qui sont consacrés à la construction d'une entité touristique. Le reste est construit en ensembles immobiliers qui sont revendus et l'argent rapatrié à l'étranger. Voilà ce qui me désole le plus. C. H. : comment vous situez-vous sur cette autoroute de l'immobilier où l'on roule désormais à grande vitesse ? M.C. : nous sommes dans la course et je crois que tout le monde reconnaît que nous sommes dans le peloton de tête. Nous avons derrière nous un savoir-faire ancestral. C'est en 1948 qu'AFCA, société du groupe spécialisée dans la promotion immobilière, a vu le jour, avant d'être suivie par d'autres sociétés de promotion immobilière et de construction. En 2001, ces sociétés ont été regroupées en une seule filiale : Chaâbi Lil Iskane. Aujourd'hui, Chaâbi Lil Iskane propose des appartements économiques à 200.000 DH dans tout le Maroc. Nous nous apprêtons d'ailleurs à entrer en bourse avec cette entité. Pour nous, aider un Marocain à devenir propriétaire de son logement, c'est aussi aider le pays à aller de l'avant, c'est stabiliser les populations, améliorer le rendement au travail. On oublie souvent que l'acquisition d'un logement est la principale préoccupation du Marocain. C. H. : sur un autre registre, on avait entendu parler, il y a quelques mois, d'un accord avec le groupe Savola pour la mise en place d'une sucrerie à Tanger. Or, Savola vient d'annoncer qu'elle abandonnait le projet. Vous avez toujours l'intention de vous lancer dans ce secteur ? M.C. : non, nous avons remplacé cet investissement par un autre qui nous a paru plus judicieux, celui de la construction d'une cimenterie à Settat dont la construction devrait démarrer bientôt. C. H. : vous menez également beaucoup d'actions liées au mécénat. On parle de nombreux orphelinats, de milliers de nécessiteux pris en charge par le groupe Chaâbi, de par le Maroc. Que cherche Miloud Chaâbi à travers ces actions? La célébrité, des objectifs politiques? M.C. : au Maroc, il y a beaucoup plus de mécènes qu'on ne croit. Mais ils agissent beaucoup plus discrètement que dans d'autres pays. Un véritable mécène n'attend rien en retour de son geste. Le mécénat n'est pas à confondre avec le sponsoring ou le partenariat. Mais je ne pense pas que les mécènes puissent se substituer aux pouvoirs publics, ils sont là pour donner un coup de pouce en cas de besoin. Cela dépend aussi du parcours de chaque bienfaiteur, de son histoire personnelle. C. H. : expliquez-vous… M.C. : je vais vous raconter une histoire qui remonte aux années 40. Un jour, je m'étais trompé de train à partir de Casablanca et je me suis retrouvé dans un train qui se dirigeait vers Kénitra. Le contrôleur, un Français, puisque nous étions sous le protectorat, ne voulant rien savoir, exigeait le paiement d'une amende qui s'élevait à trois fois le prix du billet et menaçait de me livrer à la police en cas de non-exécution. A l'époque, cela signifiait que j'étais bon pour quelques mois de prison. Un Marocain, un monsieur d'un certain âge, est intervenu et a non seulement payé l'amende mais m'a, en plus, donné l'argent du retour. Quand je me suis retourné, il avait disparu. Depuis ce jour-là, je me suis juré de ne plus jamais hésiter à donner si on avait besoin de moi, et dans la mesure du possible, de partager ce que j'aurais gagné. C. H. : votre «philosophie du marketing» semble trancher avec le fonctionnement de nombreux groupes, pourtant bien plus modestes que le vôtre. Pourquoi ce choix délibéré ? M.C. : en matière de communication, nous avons nos propres méthodes. Nous faisons les choses et nous les faisons bien, nous laissons nos clients le constater de visu et nous en parlons après. Il n'est pas question de faire du marketing pour le marketing. Ce n'est pas le style de la maison. Ceci dit, notre groupe dépense plus d'un milliard par an pour le marketing et la promotion de nos produits. C. H. : certains responsables politiques ne vous ont guère ménagé, d'autres sont souvent montés au créneau pour vous attaquer. Comment avez-vous vécu cela et que pensez-vous du gouvernement actuel ? M.C. : je ne regarde pas en direction du passé. Ces commentaires ne sont plus à l'ordre du jour, ce qui m'intéresse aujourd'hui, c'est l'avenir, ce que nous allons inventer ensemble, la façon dont on peut se stimuler réciproquement. Quant à l'actuelle équipe gouvernementale, si je comprends bien l'impatience des citoyens, il faut quand même donner le temps aux responsables politiques de montrer ce qu'ils savent faire. Un programme gouvernemental ne se juge pas en trois mois. C. H. : pourriez-vous un jour être tenté par des responsabilités politiques ? M.C. : je suis affilié à un parti, le PPS, mais je ne suis pas un politicien dans le sens étroit du terme, par contre, ce dont je suis sûr, c'est que la démocratie est le seul système politique viable. Les élections sont là pour rappeler aux politiques qu'il ne faut pas oublier les millions de Marocains qui ne profitent pas des richesses du pays. Les frustrations ne sont pas une bonne chose. Et les élections de septembre dernier ont démontré que l'homme de la rue ne devait pas être oublié. Nous avons un personnel politique de qualité. J'ai d'ailleurs des relations amicales avec de nombreux responsables politiques et j'admire ce qu'ils font pour notre pays mais je pense que nous avons besoin d'écouter la rue. C. H. : élaborer un programme est une chose, mais où trouver les moyens pour le financer? M.C. : nous avons les moyens, mais ils sont inexploités ou mal exploités. Ce qu'il faut, c'est du sérieux. Même l'extérieur n'investira de gros moyens que si nous faisons preuve de rationalité. Les premiers moyens sont à trouver dans la mise en valeur de nos ressources qui sont très convoitées. Ceux qui ne savent pas gérer les biens publics doivent laisser la place à des personnes, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, qui ont l'ambition de devenir des pionniers du développement de ce pays. Il faut des hommes qui se sacrifient en se disant que le pays en tirera profit dans quelques années. Aujourd'hui, nous n'avons pas de véritables leaders du développement socio-économique. C. H. : pourquoi ? Le Maroc a pourtant des potentialités énormes en matière de ressources humaines ? M.C. : pourquoi ? Parce que les Marocains sont dévalorisés au sein même de leur pays. On ne leur fait pas confiance. Pourquoi aller chercher un entraîneur étranger pour coacher notre équipe nationale et la mener droit au mur, si on veut prendre un exemple concret choisi dans l'actualité la plus immédiate. Arrêtons de mépriser ce peuple. Un Marocain à qui vous faites confiance donnera le meilleur de lui-même. Pour l'argent qu'il va gagner, bien entendu, mais aussi et surtout pour sa patrie, qu'il rêve de voir dans le concert des pays qui avancent. Les Marocains ont beaucoup de choses à offrir. Ce serait une erreur de ne pas comprendre cela. C. H. : que pensez-vous de ces milliers de jeunes chômeurs qui squattent les rues ? M.C. : la chose publique continue à être gérée d'une manière approximative. La formation, la mise à niveau et l'assainissement des agents administratifs ne sont pas des priorités. Les administrés se réfugient donc dans l'informel, la corruption pour cause de survie et la corruption administrative. Mais ce qui me désole le plus, c'est qu'on ne donne pas de chances à nos jeunes, qu'on ne les oriente pas vers des formations qui débouchent sur des métiers. Résultat: les meilleures compétences fuient à l'étranger. Je vais vous avouer que nous ne trouvons plus de main d'œuvre qualifiée. Dans le secteur du bâtiment, nous nous sommes trouvés dans l'obligation de réfléchir à faire venir des travailleurs de l'étranger. Notre groupe a d'ailleurs déposé une demande dans ce sens aux autorités concernées. Il faudrait peut-être mettre en place une fiscalité appropriée de sorte à aider à la restructuration des entreprises marocaines, de façon à ce qu'elles puissent s'impliquer davantage dans la formation des jeunes. C. H. : comment concevez-vous le véritable rôle du dirigeant ? M.C. : diriger une entreprise, c'est d'abord avoir un oeil sur tout mais veiller constamment à ne pas se substituer à ses collaborateurs. Il faut s'entourer des meilleurs collaborateurs à chaque poste. Pour faire face à la concurrence, il faut être toujours parmi les plus rapides. L'innovation reste la clé du succès. Un bon dirigeant, c'est aussi quelqu'un qui a toujours une stratégie. Beaucoup de jeunes dirigeants n'ont aucune stratégie pour leur entreprise, ils ne savent vraiment pas où ils veulent aller. Déléguer, réfléchir à court terme, prendre rapidement une décision, s'intéresser aux salariés, les intéresser, autant d'attitudes qui exigent un grand doigté. C. H. : comment vit-on au jour le jour quand on est une des premières fortunes du pays ? N'a-t-on pas envie parfois de se retirer des affaires et de profiter des bénéfices de tant d'années de labeur? C. H. : il ne faut pas croire que mon rêve se limite à amasser toujours plus d'argent. Ce n'est pas gagner de l'argent pour gagner de l'argent. Je ne cache pas que je suis heureux d'avoir bâti un groupe industriel aussi prospère que le groupe Chaâbi mais ma fierté, c'est d'avoir pu créer de la valeur pour ceux qui y travaillent et pour ceux qui vivent dans les villes où nous sommes présents. Les gens qui me connaissent vous diront que ma personnalité n'a pas changé. Mon mode de vie non plus. Oui, bien sûr, je suis tout le temps en avion mais ce n'est absolument pas par amour du luxe, c'est uniquement parce que cela fait gagner du temps. Son parcours L'homme semble toujours un peu étonné lorsqu'on s'intéresse à son groupe, dont les performances, pourtant, sont impressionnantes. Chaâbi Lil Iskane ne reste-t-il pas le numéro un national incontesté de l'immobilier ? Si certains patrons cultivent la médiatisation à outrance, Chaâbi lui, cherche plutôt la discrétion. Né dans une petite localité située à Chiadma (près d'Essaouira), Miloud Chaâbi, du haut de ses 70 ans, est un personnage atypique. L'homme, qui n'aime pas parler de lui, est plutôt avare d'entretiens. «Ce n'est pas dans sa culture familiale et personnelle», confie l'une de ses collaboratrices. Un trait de caractère qui lui vient sans aucun doute d'une éducation sévère. «J'ai démarré dans une entreprise de construction qui employait deux personnes, dans les années 40. A l'époque, j'achetais des terrains sur lesquels je bâtissais des maisons que je vendais à 5.000 DH». Venu au bâtiment en plein protectorat, à Kénitra, par le biais d'une petite entreprise spécialisée dans le bâtiment et la promotion immobilière, Chaâbi a dû se battre dur pour percer. Auparavant, l'homme que toute la classe politique reconnaît comme quelqu'un qui n'a jamais tenté d'obtenir une dérogation en usant de ses relations dans les hautes sphères du pouvoir, a été tour à tour berger, maçon, avant de devenir le milliardaire que tout le monde connaît. Haj Miloud est pourtant fier de son passé. Bien qu'il soit le véritable patron du groupe Chaâbi, l'homme a eu l'intelligence de s'entourer de collaborateurs compétents à qui il n'hésite pas à déléguer. Son parcours de self made man lui a appris à se hisser toujours plus haut mais sans perdre le sens de la mesure. Lui qui a commencé tout petit dans le domaine du BTP exerce aujourd'hui des fonctions d'administrateur dans plusieurs entreprises. Il sait ce qu'est le management, le leadership. Depuis, Ynna Holding est devenu un géant multiforme qui brasse 10 milliards de DH de chiffre d'affaires par an. Le holding regroupe différents pôles comme le bâtiment, l'industrie (céramique, électrolyse et pétrochimie, câbles, batteries de démarrage, fabrication de carton et emballage…) et un dernier pôle, spécialisé dans la grande distribution (avec plusieurs supermarchés Aswak Assalam) et l'hôtellerie avec la chaîne Riyad Mogador. Le groupe est également très présent à l'international, en France, en Egypte, au Sénégal, en Guinée Equatoriale, entre autres. Son secret, c'est la garantie d'un produit fini qui est fait pour durer. «Il est impitoyable en matière de qualité quand il s'agit de mettre sur le marché un produit», rappelle l'un de ses collaborateurs. L'autre élément du succès du groupe réside dans l'internationalisation. «Le monde est devenu un grand village», aime à répéter Lhaj Miloud, qui sillonne l'Afrique, le Moyen Orient et n'hésite pas à aller chaque jour de plus en plus loin. Bilan solide, endettement convenable, entouré de ses fils bardés de diplômes, Chaâbi continue de gérer son groupe en bon père de famille : «nous ne cherchons pas à avoir une stratégie plus ambitieuse que nos capacités humaines et financières». L'homme semble taillé sur mesure pour les affaires. Rapide et cartésien, il est doté d'une intelligence remarquable. «Si l'on arrive à une réunion avec un dossier mal ficelé, il le sent à mille lieux à la ronde», rappelle un de ses proches. Austère et rigoureux, Chaâbi n'a rien à voir avec ces dinosaures du monde des affaires plutôt lents à la détente et qui aiment se servir plus que servir: «malgré le fait que l'on soit dans un monde en plein bouleversement où l'économie de marché est reine, l'entreprise reste toujours un bel endroit pour servir l'intérêt général de la nation», rappelle-t-il. Nationaliste jusqu'à la moelle des os, il ne se fait jamais prier pour imaginer «deux ou trois idées à soumettre pour faire avancer les choses dans ce pays». Respecté malgré tout à droite comme à gauche, il n'a jamais été mouillé dans une affaire politique. L'argent ? Bien sûr, on peut toujours l'accuser d'en gagner trop. Mais, compte tenu de la taille et des performances de son groupe, il pourrait sans aucun doute espérer beaucoup plus. «On peut reprocher à Chaâbi tout ce que l'on veut - ses idées, certaines de ses positions, son franc-parler-, mais on ne peut en aucun cas contester sa rigueur morale, son honnêteté intellectuelle et son sens de la dignité», assure un homme d'affaires qui n'est pourtant pas un de ses grands amis. Certains voient déjà en lui un nouveau «parrain» du capitalisme à la marocaine.