La langue de Molière est la langue d'enseignement de 36 Etats et gouvernements dans le monde. Dans plus de la moitié d'entre eux, elle est la seule ou la principale langue d'enseignement dès l'entrée à l'école, pour quelques autres, elle est introduite en articulation avec les langues nationales. Aujourd'hui, le débat au Maroc et en Algérie sur l'utilisation du français comme une langue d'enseignement est épineux. Cependant, le reste des pays du Maghreb pense que le français représente un symbole d'une ouverture sur le monde. Les Algériens sont toujours partagés sur la place du français chez eux. Partisans de l'arabisation et militants du multilinguisme n'ont jamais cessé de s'affronter dans les institutions du pays et en dehors. Quant au Maroc, la classe politique est depuis longtemps divisée sur la question de l'enseignement de certaines matières en français, notamment dans les rangs du parti islamiste de la Lampe qui invoque la défense de l'identité nationale. Cependant, la Tunisie, la Mauritanie et la Libye considèrent la langue de Molière comme étant un symbole d'une ouverture sur le monde. Le 22 juillet dernier, la première chambre du Parlement marocain a adopté à la majorité la loi-cadre portant sur la réforme de l'éducation qui a longtemps divisé la classe politique. Le texte a été voté avec 241 voix favorables et 4 contre, à savoir El Mokrie Abouzayd El Idirissi et Mohamed El Othmani du Parti de la justice et du développement (PJD) et Omar Balafrej et Mustapha Chennaoui de la Fédération de gauche démocratique (FGD). Sa première adoption en conseil des ministres, mi-2018, avait déjà suscité de fortes résistances au nom de la défense de l'identité nationale. Les désaccords ont resurgi en avril au Parlement, durant un premier examen de la loi-cadre, provoquant plusieurs renvois. Abdelillah Benkirane a fustigé un « scandale » dans une vidéo diffusée sur sa page Facebook. « Comment un parti au référentiel islamique peut-il abandonner l'arabe pour le remplacer par la langue de la colonisation ? », a-t-il exprimé. Il semble qu'aborder la question linguistique au Maghreb déclenche toujours des réactions épidermiques. Alors que les groupies de Benkirane parlent constamment d'une certaine connexion entre « langue », « identité » et « souveraineté », Tayeb Bouzid, ministre de l'Enseignement supérieur algérien, a déclaré que « le français ne mène nulle part ». Pour lui, le français doit être remplacé par l'anglais comme première langue étrangère à l'université. En Algérie, comme au Maroc, sauf pour les étudiants qui ont opté pour un baccalauréat international, si la scolarité se fait en arabe, le français reste la langue de l'enseignement supérieur dans les disciplines scientifiques et techniques. Pour renforcer sa position, Bouzid a donné ses ordres le 21 juillet dernier aux facultés algériennes d'utiliser uniquement l'arabe et l'anglais dans les en-têtes des correspondances et des documents officiels. Un geste qui a été interprété comme étant la première étape d'un remplacement du français par l'anglais dans l'enseignement. « L'agitation autour de cette question est liée à une conjoncture politique tendue, mais aussi à un positionnement personnel de l'actuel ministre. Celui-ci appartient à cette frange d'universitaires qui prônent l'anglais comme langue étrangère dominante dans le système éducatif algérien », a déclaré au Monde Khaoula Taleb Ibrahimi, directrice du laboratoire de linguistique, sociolinguistique et didactique des langues à l'université d'Alger-II. Les griefs faits contre la langue française au Maroc et en Algérie ne datent pas d'aujourd'hui. Depuis les années 1970, les campagnes d'arabisation en Algérie de l'enseignement, marquées par des flux et des reflux, structurent les politiques d'éducation et les luttes d'influences entre ces deux pôles. Quant au Maroc, dès l'indépendance, le français est devenu la cible des défenseurs de la langue arabe standard comme unique medium d'enseignement, qui voient dans son maintien une atteinte à la souveraineté nationale et à l'identité marocaine. Pour Karima Ziamari, professeure à l'Université Sidi Mohamed Ben abdellah à Fès, le français est devenu un marqueur de prestige social pour la bourgeoisie et pour une frange de la classe moyenne après l'arabisation de l'enseignement. Abderrazal Drissi, secrétaire général de la Fédération Nationale de l'Enseignement (FNE), soutient lui, que le français est une langue obligatoire pour accéder aux postes d'influence. Loin des clichés et des invectives émotionnelles, force est de constater que les publications scientifiques en français sont de loin plus nombreuses que celles émises en arabe. « Nul ne peut contester l'interdépendance entre la performance scientifique et le développement socioéconomique et politique d'un pays. Ainsi, l'intérêt porté par un pays à son développement scientifique peut être mesuré par le pourcentage de son produit intérieur brut (PIB) consacré aux activités de recherche scientifique et technique. Selon les données de la Banque Mondiale, cette part avoisine 4,39% pour Israël, 3,09% pour le Danemark, 3,78% pour la Finlande, 3,37% pour la Suède, 3,26% pour le Japon, 2,84% pour l'Allemagne, 2,77% pour les Etats-Unis, 2,25% pour la France. Tandis que ces chiffres atteignent seulement 1,10% en Tunisie, 0,79% au Maroc, 0,63% pour l'Algérie, 0,43% en Egypte, 0,10% pour l'Arabie Saoudite, ou encore 0,06% pour l'Iraq », rapporte l'Institut Marocain de l'Information Scientifique et Technique . En Algérie aussi, la langue de Molière est considérée comme étant la clé nécessaire pour poursuivre ses études ou pour trouver un emploi, c'est ce que relève Gilbert Grandguillaume, anthropologue arabisant, spécialiste du Maghreb et du Monde arabe. Alors que la langue de Molière est présentée au Maroc et en Algérie comme étant un sujet épineux qui ne cesse de provoquer des réactions hostiles, il semble qu'elle est moins sujette aux polémiques en Tunisie, en Libye et en Mauritanie. Kmar Bendana, professeure d'histoire contemporaine à l'Université de La Manouba en Tunisie, a déclaré au journal « Libération » que le français est considéré par les Tunisiens comme étant l'une des bases d'un enseignement de qualité. « Ce n'est pas anodin que des foyers modestes se serrent la ceinture pour mettre leurs enfants dans des structures privées, où l'apprentissage des langues étrangères est plus performant. Le français continue d'être un outil d'émancipation un peu partout en Tunisie, où beaucoup de jeunes sont tournés vers le monde extérieur et l'espoir d'aller ailleurs. Il demeure donc le symbole d'une ouverture sur le monde », a-t-elle expliqué. En Mauritanie, ce débat linguistique remonte à 1999. Alors qu'auparavant les enfants pouvaient s'inscrire soit dans la filière arabe, soit dans la filière bilingue, qui correspondait à un enseignement en français, les autorités mauritaniennes ont réintroduit le système de bilinguisme. Cette réforme marque le retour au bilinguisme par la réintroduction du français en tant que langue d'enseignement suite à la demande du peuple mauritanien. A l'exemple de la Tunisie, la Mauritanie considère le français comme étant un symbole d'une ouverture sur le monde. Alors qu'au Maroc et en Algérie, l'utilisation du français comme langue d'enseignement est fortement contestée, la Libye prend la défense de cette langue, comme la Tunisie et la Mauritanie. Depuis la dernière réforme, qui date de 2009, du système éducatif libyen, le français est enseigné dans les cycles primaire, secondaire et universitaire. Après l'arabe et l'anglais, le français se situe en troisième position en Libye et est considéré également comme une langue d'ouverture au monde extérieur. Il est utile de rappeler que la Banque islamique de développement (BID) établissait, en 2008, le constat suivant : « Les 57 pays à population majoritairement musulmane ont sensiblement 23 % de la population mondiale, mais moins d'1 % des scientifiques qui produisent moins de 5 % de la science et font à peine 0,1 % des découvertes originales mondiales liées à la recherche chaque année. Les pays musulmans ont un pourcentage négligeable des dépôts de brevets aux Etats-Unis, en Europe et au Japon. Il est encore plus préoccupant que la main-d'œuvre consacrée à la recherche et développement dans les pays musulmans constitue seulement 1,18 % de l'ensemble de la main-d'œuvre en charge de science et technologie ». en outre, la BID débutait le rapport « Dans les pays musulmans, transformer les économies en économies basées sur la connaissance », par la phrase suivante : « Les deux problèmes les plus importants auxquels doivent, à l'heure actuelle, faire face les pays musulmans sont : la mondialisation et l'émergence de l'économie basée sur la connaissance« .