Il y a longtemps que je n'ai pas vu Jalal. Vous vous rappelez cet ami que nous affublons tendrement du sobriquet de Ba Jalloul. Il y a longtemps que je n'ai pas vu Jalal. Vous vous rappelez cet ami que nous affublons tendrement du sobriquet de Ba Jalloul. Un bonhomme ordinaire, mais ô combien perspicace, aux convictions enracinées par les épreuves de la vie et aux analyses estampillées du bon sens populaire. Je le rejoins à son endroit coutumier. Le café du quartier. Je le trouve à sa table habituelle, des journaux devant lui, plongé dans ses mots croisés, entouré de ses compagnons. Je reconnais Salim et Karim. Les autres visages me sont inconnus. Peu importe. Les gens qui s'attablent autour de Ba Jalloul sont par définition des amis. Je tombe sur une discussion bien animée, au moment où Karim, le ton passablement emporté, est en train de dire : – Du temps où nos amis barbus étaient dans l'opposition, ils étaient contre les festivals de musique. Depuis qu'ils sont au pouvoir, pour eux la société est ce qu'elle est, leur mission n'est pas de la changer. – C'est la politique, rétorque Salim en ricanant. L'art du possible. Ils ne peuvent pas interdire les festivals, sauf à risquer un soulèvement. Je me demande si ce n'est pas toi qui es contre. – Oh non ! Je suis bien content que nous ayons des événements comme ceux de Montréal, d'Avignon, ou de Montreux… Sauf que je me demande si nous sommes assez riches pour nous les payer… – Ah, parce que la musique c'est l'apanage des pays riches ? s'exclame Salim. – C'est pas ce que je veux dire, fait Karim. La musique est une composante essentielle de toute culture. On la trouve chez tous les peuples. Non, ce qui me dérange c'est le coût des festivals. – Bof, intervient un des nouveaux visages. Du moment que ça ne coûte rien au contribuable. – Justement, réagit Karim. Les événements culturels sont financés par l'argent public. Et si ce n'est pas directement, c'est l'argent d'établissements publics. Mais je vais vous étonner. Ce n'est pas ça qui me dérange. Je laisse ça aux établissements de contrôle comme la Cour des comptes ou l'Inspection générale des finances pour juger de la régularité des opérations. Jusque-là, j'ai suivi la discussion d'une oreille distraite, tant j'ai déjà entendu ces propos ailleurs. Maintenant que Karim a dit qu'il est indifférent à l'usage de l'argent public, et que son intérêt est ailleurs, je suis bien curieux de connaître la suite. Salim l'interpelle : – Alors dis-nous, finalement t'es pour ou contre les festivals de musique ? – Tu veux savoir ? Je m'en fiche, laisse tomber Karim. – Avoue que le festival «Rythmes des cultures» est bien organisé ! Quel travail de pros ! Que ce soit la com, le programme, le choix des artistes… pas vrai ? Ils ont mis le paquet ! Tout un budget ! – Et ça doit faire rentrer pas mal d'argent ! ajoute le nouveau en riant. – T'as tout compris, lâche Karim. C'est une machine à sous ! Et c'est ce qui me dérange. Non pas que les organisateurs gagnent de l'argent. C'est leur droit. Mais ils auraient pu utiliser leur professionnalisme, la masse d'argent qu'ils brassent, tant pour préparer le festival que ce qui reste dans leur cagnotte, les cachets faramineux distribués à gauche et à droite, ils auraient pu utiliser tout ces atouts et tout leur génie pour des choses plus utiles. – Quoi par exemple, dit Ba Jalloul sans lever les yeux de ses mots croisés. Mon ami, silencieux jusqu'à présent, vient d'afficher son intérêt pour le sujet. – Aider les 5 millions qui vivent en dessous du seuil de la pauvreté, répond Karim. Ou les millions de jeunes qui cherchent à créer leur propre activité. Vous savez qu'on peut aider un jeune à créer son entreprise pour 1.000 $ ? Trois fois rien ! Et lui-même emploiera quatre jeunes. Alors, 1.000 $, c'est une broutille ! La musique, j'aime. Les festivals, je suis pour. Sauf qu'il me semble qu'on devrait mettre de l'ordre dans nos priorités. De quoi au juste avons-nous besoin dans l'immédiat ? Divertir quelques uns, ou sauver une grosse masse de la population de la misère ? – T'as raison Karim, dit Ba Jalloul en se levant, signe qu'il s'apprête à rentrer chez lui et que la discussion est close. Nous sommes assis sur une bombe à retardement. Si ça pète, on sera comme la cigale qui a passé son été à s'amuser…