Interview. Salima Naji parle avec passion des hommes et des femmes étudiés dans son livre et des dangers qui menacent leur environnement. Aujourd'hui le Maroc : Pouvez-vous dire quelques mots sur la pluridisciplinarité de votre démarche, et sur l'aspect globalisant et complémentaire qu'elle apporte au traitement des sujets ? Salima Naji : Petit à petit, m'est apparue cette nécessité d'appréhender ces architectures et ces arts de manière plurielle : ce qui s'appelle actuellement les sciences humaines. Vous savez les sciences comme les arts ne sont pas étanches, des liens existent et les mettre en valeur rejaillit sur l'ensemble. Mon but n'était pas tant d'accumuler les compétences que d'analyser ces architectures de la manière la plus complète et la plus satisfaisante au vu de ce qu'elles sont et ce qu'elles représentent pour moi. Je reste aujourd'hui encore très étonnée de constater combien peu de Marocains connaissent la magnificence de ces plafonds du Sud, la plupart de mes photographies sur les plafonds sont inédites, je pèse mes mots, et l'art de ces régions n'a fait l'objet d'aucune analyse profonde autre que descriptive – si ce n'est pour les tapis l'exceptionnel très beau livre de Amahan & Khatibi (Lak International, 1995) ainsi que celui paru au même moment de Ramirez & Rolot (ACR, 1995) ; j'ai voulu combler ce manque. Je ne sépare pas les arts du tapis de l'art des plafonds ou de la présence des bijoux. Le lien entre les objets du quotidien ou certains éléments architecturaux et la bâtisse n'a jamais été envisagé. Si des monographies et des images (dessins, photographies) sont ainsi à la disposition de tous, les études poussées de l'ensemble mis en relation sont paradoxalement inexistantes. On a en effet l'habitude dans les études de séparer l'ornementation de la construction : l'étude de l'habitation ou du temple est ainsi généralement distinguée de celle du décor. Ici, c'est au contraire l'articulation de l'espace d'habitation (construction) avec l'espace symbolique (du décor) qui est privilégiée. Vous avez essayé de valoriser les hommes dans leur élément. Pouvez-vous expliquer votre intérêt pour les hommes ? Je suis partie en effet d'entretiens pour construire la seconde partie intitulée « Susciter le regard intérieur des artisans » où je tâche de confronter les œuvres aux hommes, les objets à leur créateur, je pars donc de l'expérience humaine, d'une mémoire collective riche et par trop négligée. On ne peut étudier un art et négliger la parole des artisans. Je replace donc dans le livre leur travail dans son contexte précis sans mépris… Ces interprètes hommes et femmes, de l'art traditionnel, ne doivent pas être marginalisés et déconsidérés, ils sont la mémoire collective et cela a été définitivement perdu dans presque tous les pays occidentaux. Alors arrêtons de cracher sur tout ce qui fait la force de notre pays, tous ces objets faits de la main de l'homme, faits avec son intelligence, qui proposent autre chose que tous ces affreux objets en plastique qui se répandent à vue d'œil sur les souks du Sud enlevant aux potier, au maalem ou à la maalma de la vannerie locale, au maître-constructeur, son savoir-faire ancestral. Un potier de Skoura me racontait dernièrement que la nourriture conservée dans des récipients en plastique ou en aluminium est mauvaise, ou pire, qu'elle développe les bactéries. Vous dites que les habitations en terre sont menacées par le béton. C'est tout le patrimoine d'une région qui est en danger. Voudriez-vous bien développer cette idée ? Je n'ai personnellement rien contre le béton, je connaîs New York et la plupart des villes européennes qui ont vu ce matériau prendre, au cours du XXe siècle, un développement sans précédent. Mais développement ne veut pas dire progrès, et il ne faut pas systéma- tiquement opposer modernité à tradition. Ce matériau de construction de surcroît cher – par rapport à la terre disponible en abondance dans ces régions – n'est pas adapté au climat : les maisons construites en béton sont des fours l'été et des congélateurs l'hiver. Mais, cons-truites en béton, elles sont prestigieuses aux yeux des habitants. Plus rapide certes, mais cependant irréversible, le béton n'est pas adapté à ces régions et associé à la terre, il les menace tous deux de destruction. Malheureusement dans ces terres déshéritées et paupérisées la terre est délaissée. Résultat : les palmeraies sont gangrenées de verrues en béton, construites sur les terres arables, ce qui, à terme, est une entrave à l'activité économique (agriculture) ! Je ne parle pas des paysages bientôt défigurés par un abus de ce matériau inadapté, pensons aux retombées négatives que cela peut avoir sur le tourisme et en conséquence sur le développement touristique de ces régions. L'igno-rance fait que toutes ces architectures exemplaires et uniques sont négligées par les habitants eux-mêmes ; enviées cependant par le monde entier, qui regarde fasciné ce qu'ici nous laissons mourir parce que nous trouvons cela banal, ou pire : méprisable parce que fait d'un matériau que l'on juge à tord fragile et archaïque.