Denise Masson est connue par sa traduction-référence du Coran, publiée dans la prestigieuse collection “La Pléiade“ des éditions Gallimard. Elle a vécu pratiquement toute sa vie au Maroc. L'écrivain Jean-Pierre Koffel nous la présente une dernière fois. Elle est plus Lyautéiste que Lyautey – lequel a été retiré du circuit du circuit sans grands regrets il y a belle lurette – ; elle croit à la mission civilisatrice de la France, humaniste, humanitaire, sanitaire, éducatrice, mais sans rien toucher aux institutions sacrées, à la civilisation marocaine qu'il faut s'efforcer à connaître, cependant qu'on offre de l'Occident, dont on n'a pas à rougir de venir, un visage amical, ouvert, franc et loyal. Et la première des choses, c'est de commencer par le commencement : apprendre la religion de l'Autre, voir en quoi elle diffère , en quoi elle se rapproche, de la Catholique universelle - le judaïsme et le protestantisme, minoritaire, n'ont pas beaucoup excité son esprit - , et pour apprendre la religion de l'Autre, afin de le mieux respecter, il faut apprendre et la langue sacrée dans laquelle sa foi trouve sa substance, et la langue au quotidien dans laquelle vit la pratique du croyant. Ce qui n'interdit pas une curiosité admirative pour tous les objets de la vie quotidienne, lampes, babouches, plats en terre, bijoux, coiffures, tambourins – que des spécialistes comme Jean Besancenot, Bert Flynt, Jean Mazel explorent par ailleurs. Elle offre bon visage aux gens de la rue, aux petits, aux humbles, aux artisans, elle parle leur langue - mais fort peu le berbère -, elle est la nçraniya qui les comprend, les défend, leur toubiba, leur avocate, il ne lui manque que d'être musulmane - le plus flatteur des compliments. Sa tasse de thé, c'est donc - elle a le temps, puisqu'elle n'a plus de fonctions officielles, son beau projet social ayant été capoté - l'étude et la sauvegarde des valeurs patrimoniales du peuple marocain, menacées par des influences nécrophères venues de l'extérieur, y compris dans les fourgons du colonialisme, des valeurs idéologiques notamment. Or, elle se rend assez vite compte qu'il lui faut faire référence au Coran, et elle préfère recourir au texte original plutôt que de faire appel à des traductions. Et c'est ainsi que va naître l'entreprise la plus folle de sa longue et riche existence : traduire, ne serait-ce que pour elle, pour son usage propre, cette Somme de l'Islam, pour elle texte poétique, texte de Lumière (d'ailleurs, dit-elle, étymologiquement, Coran, c'est la Lumière Éclatante). Et c'est ce travail de Romain, exécuté avec une passion dévorante, qui sera publié . Voici un dialogue, à Paris, en 1965, entre Denise Masson et l'éditeur Robert Gallimard : « - Je ne suis pas universitaire. - Cela m'est égal. - J'ai travaillé seule. - Cela m'est égal. Combien de pages ? - Je ne sais pas, mais je les compterai.» Après vérification, nouveau dialogue avec Gallimard : «- Huit cent pages, c'est pas assez pour La Pléiade . Il me faut mille pages ; ajoutez d'autres textes.» Alors, Denise Masson, se rengorgeant, superbe : «Vous n'allez tout de même pas ajouter quoi que ce soit au Livre Sacré ! Mais je vous écrirai une introduction aussi longue que vous la voudrez.» Dialogue, quelques jours plus loin, à la réception de la Maison Gallimard, avec la dinde du rez-de-chaussée : «- C'est pour quoi? - La traduction du Coran. - De qui? - De moi, Denise, Masson. - Mais qui est l'auteur ? - Ce n'est pas Mohammed, c'est Allah.» Joli. Ce témoin concerné, fier de son demi-siècle vécu à Marrakech, aura vu bouger les choses , pas toujours dans le sens qu'elle aurait souhaité, et même pas du tout. Le progrès, on sait ce qu'elle en pense. Le Protectorat, qui aurait pu être une belle œuvre, s'est fini méchamment en eau de boudin ; l'indépendance n'a pas, loin de là, répondu aux espoirs. Et c'est dans la critique acerbe du monde tel qu'il est dans ce Maroc qui bousille ses meilleures cartes, ses atouts, ses chances, que Denise Masson va donner, sinon le meilleur d'elle-même, du moins toute la mesure de son pouvoir de dénigrement, d'exercice de l'ironie à la dent dure, avec tout ce que cela comporte de mauvaise foi, d'erreur, d'à-peu-près. Elle ne vérifie pas toujours ses assertions qui fleurent le ragot malveillant. Elles fait siennes les lamentations des mauvais enseignants sur les élèves, le niveau qui baisse, les bonnes blagues qu'on colporte sur le dos des enfants. Osons le mot : elle fait preuve d'une réflexion pédagogique de type réactionnaire. Où a-t-elle vu un collège Talmud-Tora à Marrakech (Yéchivah, peut-être) ? Le résident Grandval se prénommait Gilbert et non Gérard (c'est ce genre de détails qu'un éditeur doit vérifier). Passons sur sa hargne passéiste qui ignore la nuance et s'en prend à «l'Europe décadente». Pourquoi raconter qu'il n'y avait pas d'état civil sous le Protectorat (ce n'est que partiellement faux) ? Pourquoi inventer que l'avenue centrale à Marrakech, «celle qui conduit de la médina à la ville nouvelle (le Guéliz)», s'est appelé successivement du nom des généraux (français) Mangin, Lyautey, Pétain, de Gaulle, avant de devenir Mohamed V ? C'est faux. On la suit davantage quand elle déplore les dégradations actuelles dans les mentalités, dans la qualité du travail, dans les comportements, dans le sens de l'autre. Le ciment certes est un bien « triste matériau » ; le musée de Dar Si Saïd est «devenu un bazar pour touristes». Elle fait merveille quand elle dénonce la nouvelle Marrakech : «De tristes parpaings... Les peintures vont du rose bonbon au marron foncé. Et que dire de la teinte abricot dont on vient de farder les remparts?» Évidemment, rien ne vaut les Marocains qu'elle a trouvés en débarquant en 29. Tout le monde en conviendra et on lui saura gré de nous en avoir conservé une image fraîche et exacte. Alors le style se fait alerte, enlevé, d'un pittoresque non obsolète, efficace et rapide. Des notes qui font mouche. Elle sait y faire, avec cette Koutoubia qui est le centre de toutes les gravités et le symbole de tous les symboles. Avec cette «mosquée-cathédrale» (que l'expression est heureuse !) qu'est la vieille Ben Youssef, au plein cœur de la Cité. On la préfère en mémorialiste exacte et en apologiste enflammée de ce qu'elle aime, plutôt qu'en pourfendeuse de ce qu'elle n'aime pas. La ratiocination sur la politique, la sociologie, les religions monothéistes, l'ethnographie, la linguistique, la théologie (domaines où elle se complaît) sont des tasses de thé consistantes et respectables, mais ce ne sont que des tasses de thé. On aurait aimé qu'elle nous parle davantage d'elle, de ses émotions esthétiques, de ces gens qu'elle a connus , qu'elle se comporte davantage en Colette , en écrivain à part entière comme elle le fait par moments - succulents - dans cette œuvre partiellement autobiographique intitulée - allusion à son riad du derb Zemrane - : «Porte ouverte sur un jardin fermé» (chez Desclée de Bouvier, 1989, 340 pages). Livre un peu fourre-tout où elle nous donne à voir, à réfléchir, à nous distraire d'anecdotes piquantes, dans un propos émaillé de leçons d'arabe, d'étymologie. Incorrigible arabisante, toute pleine de son sujet principal : l'arabe, l'Islam, le Coran qu'elle ne peut résister au plaisir de citer abondamment, dans sa traduction, of course. Tiens, par exemple, saviez-vous que le mot «fondouq», graphié fondouk, qui veut dire hôtel (le Mamounia à un moment de son existence en a même été un !) venait du grec ? Elle ne nous en dit pas plus et elle lance l'information, comme ça, sans aller plus loin. Alors, «fondouq» viendrait de «pandokéïon» qui signifie l'endroit où l'on héberge, le caravansérail ? Nous ne voyons pas d'autre explication. Mais laissons le dernier mot à Françoise Fabien (dans un billet du 18-12-94, quelques semaines après que Denise Masson eut quitté «sa paisible retraite nichée au cœur de la ville rouge, toute bruissante de chants d'oiseaux, jardin ouvert sur l'infini du ciel») : « Denise Masson, malgré ses allures de moniale et la simplicité de sa mise, presque toujours vêtue de gris ou de blanc, était une femme raffinée, aimant s'entourer d'objets et de tableaux de prix. Ne possédait-elle pas - héritage de son père, grand amateur d'art - des reproductions miniatures en bronze des Bourgeois de Calais, qu'Auguste Rodin, ami de ses parents, leur avait offertes ? Des voix plus autorisés que la mienne sauront évoquer son intelligence, son sens critique très aiguisé - en dépit de son air paisible et de sa voix douce- : sa forte personnalité la poussait souvent à la discussion ; elle ne se laissait jamais ni circonvenir ni dominer, quels que soient l'importance et le rang de ses interlocuteurs. J'ai souvent assisté, fascinée, à ces joutes de l'esprit, à ces rencontres d'âmes, où, même si chacun campait sur ses positions, l'on sortait toujours enrichi... La porte du 3, derb Zemrane, s'est refermée ; le jardin reste ouvert sur l'infini du ciel.» • Par Jean-Pierre Koffel Ecrivain