Nadia Essalmi est la première éditrice de livres pour la jeunesse au Maroc. Sa maison d'édition Yomad s'est imposée en peu de temps par la qualité de ses parutions. Elle reste toutefois confrontée à des difficultés qui l'empêchent de publier des livres en arabe. ALM : Vous êtes le premier éditeur spécialisé dans la littérature pour enfance. D'où tenez-vous cela ? Nadia Essalmi : Je voulais être écrivain, et non pas éditrice. Le hasard a fait que je me retrouve dans une maison d'édition en tant que correctrice, et là j'ai chopé la passion du métier d'éditeur. Quant au déclic pour les livres d'enfants, il s'est produit en France. J'étais présente au stand du Maroc au salon du livre de Paris. Des visiteurs réclamaient des livres pour la jeunesse. À notre grand désarroi, on n'avait pas un seul livre à leur présenter. La honte ! Pas un seul ! Pourquoi ? Est-ce que les Marocains manquent d'imagination ? Est-ce qu'ils méprisent l'intelligence de leurs enfants ? J'ai décidé alors de me spécialiser dans l'édition de livres pour enfants. Les éditeurs m'ont déconseillé de le faire, en m'assurant qu'il s'agit d'un terrain glissant. Je n'ai pas suivi leur conseil. Combien de livres éditez-vous par an ? Je n'ai pas de fourche. Ça dépend de mes moyens. Ça varie entre 4 et 7. Je sais que c'est très peu. C'est même ridicule ! Mais je n'ai pas les moyens de faire plus. J'édite des livres en fonction de mes moyens, tout doucement, mais sûrement. Comme je fais de très beaux livres, je les soigne, avant de les envoyer chez l'imprimeur. Ce souci de qualité requiert du temps et de la patience, compte tenu du fait que Yomad est une petite maison d'édition. Cela dit, j'existe depuis 1998, et je compte dans mon catalogue 23 titres. C'est un chiffre qui relève de l'exploit lorsqu'on prend en considération les conditions de travail. Vous avez dit aussi que le souci de donner aux jeunes lecteurs marocains une représentation de leur quotidien a compté dans votre décision de devenir éditrice. Pouvez-vous nous développer cette idée ? Quand l'enfant rentre dans un livre, il faut qu'il rentre aussi dans son monde. Il faut qu'il retrouve des repères de son quotidien. C'est pour cela que dans tous les livres que j'ai édités jusque-là, le Maroc est une condition sine qua non. Il est présent aussi bien dans le texte que les illustrations. Et comme un long travail reste à faire pour amener l'enfant à accepter cette réalité, nous faisons tout pour lui rendre agréable le décor de sa vie courante. Ma fierté, c'est que les livres de Yomad ont séduit des lecteurs. “Zaïna et le fils du vent“ de Charlotte Bousquet s'est vendu à 6000 exemplaires. C'est un très grand succès, compte tenu de la réalité éditoriale du pays. J'aimerais bien voir ce livre, au demeurant très bien documenté, dans la programmation scolaire. Au lieu de travailler sur des livres étrangers, pourquoi ne pas programmer des livres marocains ? À ce sujet, la majorité des livres pour la jeunesse sont écrits en langue française. Ils ont beau traiter du Maroc, leur langue véhicule une autre culture. Ecoutez ! La langue ne me pose aucun problème. C'est seulement un médium. Peu importe que le savoir soit véhiculé en arabe ou en français. L'essentiel, c'est de transmettre tout ce qu'on a envie de dire à l'enfant. Cela dit, il est vrai que l'enfant marocain est arabophone avant tout. Je ne suis pas contre l'idée de publier des livres en arabe. Je ne le fais pas pour une simple raison de moyens financiers. Les livres que je publie sont subventionnés par l'ambassade de France. Je ne déplore pas cette aide, parce qu'elle me permet de faire des livres. De même qu'il est tout à fait normal que la France soutienne des livres en français. Pourtant, j'ai essayé de publier des livres en arabe. J'ai tendu la main plusieurs fois au ministère de la Culture et je n'ai jamais eu de réponse : ni par oui, ni par non. Je dépose à chaque fois mes textes, et j'attends ! Cela fait cinq ans que j'attends une réponse du ministère de la Culture ! Vous ne pouvez pas les publier sans le concours d'une institution ? Non ! Parce que j'ai l'obligation de faire des livres accessibles. Les enfants marocains n'ont pas les moyens d'acheter des livres à 100 ou même 50 DH. Il ne faut pas oublier que je dois rentrer dans mes frais. Mais il y a pire : le ministère de la Culture a lancé une collection de livres pour enfants dont le prix est très bas : 5 DH. Ces livres ne présentent à mes yeux aucune valeur, ni dans la forme ni dans le contenu. Tout le monde ne peut pas déplorer le fait que le ministère de la Culture édite des livres à 5 DH… Mais il fait les voir avant de les nommer “livres“ ! Et puis, si le ministère tient à mettre sur le marché des livres à petits prix, il n'a qu'à donner les moyens aux éditeurs pour qu'ils les fabriquent. Je suis sûre que si c'était un éditeur qui avait pris les choses en main, il aurait fabriqué de bien meilleurs bouquins avec les mêmes moyens, parce qu'il a les compétences pour le faire. Mais en cherchant à faire de la concurrence aux éditeurs, le ministère de la Culture fait des livres chiffons. Il ne rend pas service aux enfants avec des chiffons. Il faut que l'enfant ait envie d'aller vers le livre. Si on ne lui donne pas cette envie, inutile alors de gaspiller du papier pour qu'il finisse chez les marchands de cacahuètes. La première lecture que fait l'enfant d'un livre, c'est l'image. Quand on lui présente des livres avec des couleurs ternes, une mise en page repoussante, il ne faut pas s'attendre à ce qu'il se passionne pour eux. J'insiste là-dessus : ce n'est pas le métier du ministère de la Culture de faire de l'édition. Il faut que chacun fasse le métier qu'il sait faire, autrement nous sommes dans le domaine de l'improvisation ou pire : du rapiéçage. En plus de la langue, vous faites toujours appel à des illustrateurs étrangers. Il n'en existerait pas au Maroc ? Il y a un manque terrible au niveau des illustrateurs marocains. Ce qui n'est pas surprenant, étant donné qu'il n'existe pas de structure de formation d'illustrateurs au Maroc. Le très curieux, c'est qu'il existe depuis quatre ans un département pour former des dessinateurs pour la Bande dessinée à l'école des Beaux-Arts de Tétouan. Je tombe des nues ! Comment peut-on apprendre à des jeunes à faire de la B.D., sachant que nous ne produisons pas de B.D! Quand bien même, on l'aurait voulu, ce n'est pas possible. La BD revient très chère ! Il fallait à mon avis commencer par la formation d'illustrateurs, parce qu'il existe un marché potentiel. Nous avons d'autant plus besoin d'illustrateurs marocains qu'il manque souvent aux étrangers la sensibilité pour percevoir les nuances de la culture marocaine. Ils sont professionnels, possèdent la technique, mais n'ont pas la touche affective pour que l'image ne soit pas seulement une représentation au premier degré d'un objet.