Ingénieur de l'École des Ponts et Chaussées, Najib Cherfaoui est également un spécialiste en gestion portuaire. Il livre son point de vue sur le projet de loi de réforme des ports. ALM: Que pensez-vous du projet de loi de la réforme portuaire ? Najib Cherfaoui Tout d'abord, ce projet de loi n'apporte rien de nouveau, à part celui de reconduire une situation de fait. Concernant la police portuaire, il n'y a rien de nouveau. Il y a eu reconduction du Dahir de 61, le Code de l'ingénieur Yves Bars. L'autorité portuaire, entité qui gère le port, représente le Makhzen dans toutes ses prérogatives. Elle accorde les concessions et les autorisations, c'est une prérogative régalienne. Cette définition ne fait que confirmer quelque chose qui existe, c'est une sorte de capitulation. On peut parler de reconduction de la situation de l'OCP. Citons à cet effet le Warf de Laâyoune, tout le phosphate du Sahara passe par là. Ce Warf est une pièce maîtresse. L'OCP représente l'autorité portuaire de fait, en même temps, il est exploitant. Vous êtes dur avec ce teste ... Ce projet de loi ne fait qu'officialiser et légaliser cette situation, qu'on pouvait qualifier de hors-la-loi. Maintenant, cette autorité est devenue déléguable. Or, l'autorité ne se délègue pas. Elle l'a déjà été mais là c'est pratiquement un fait accompli. En ce qui concerne les concessions, également, il n'y a rien de nouveau. Le Maroc a fonctionné et ce depuis le règne de Moulay Mohammed ben Abdellah. Ça a été libéralisé par Moulay Abdelaziz et nous avons vécu avec des concessions totalement libéralisées sous contrôle de l'Administration. Pour ce qui en est des autorisations, il est à souligner que ces dernières sont des concessions déguisées. En fait, elles diffèrent mais l'autorisation a un côté pervers car elle suppose la territorialité, celle d'occuper le territoire où exercer, alors que la notion d'autorisation se limite à exercer une activité. On en arrive à l'ODEP, que l'on propose de diviser, ce qui s'avère un grand problème en soi. Le rôle qui incombera à l'Agence, qui sera créée et qui fera office d'autorité portuaire, l'ODEP le fait déjà. On reproche à l'ODEP une position de monopole, alors qu'à Casablanca, l'ODEP n'a pas de monopole, il y a par exemple la présence de l'OCP. Les silos de céréales font également l'objet de concessions. Il y a autour de la question un immense malentendu. Il aurait été plus judicieux de délester l'ODEP de tout ce qui le charge et céder au privé ce qu'il veut prendre, on pourrait au moins éviter les problèmes à caractère social. Au sujet de la future SODEP, il n'est fait aucune précision sur ce qu'on va lui donner et, ainsi, c'est quelque chose que l'on ne peut pas nourrir de promesses. Comment pourriez-vous définir les lacunes dudit projet ? En somme, il y a trois grandes lacunes dans ce projet de loi. Tout d'abord, celui-ci ne parle nulle part de l'unicité de la manutention. Or, c'est là que devait se situer l'innovation. Secundo, il n'est fait mention d'aucun article qui empêche le monopole, puisqu'on parle de suppression du monopole de l'ODEP. Il fallait donner au législateur le moyen d'intervenir en ce sens. Et pour finir, on parle d'une Agence nationale des ports, alors que le projet Tanger Med en est exclu. Il est à signaler que cette agence est tout sauf nationale. C'est un lapsus tendancieux qui a un aspect pervers. Ce qu'il faut mettre en place, c'est un Conseil national des Ports, auquel l'Agence des ports devra rendre des comptes. Il faut aussi préciser que dès le départ, la concurrence est biaisée. A ce propos, Tanger Med est hors champs de TVA, comme il est stipulé dans l'article. Là, avant de faire quoi que ce soit, vous êtes déjà chargé à hauteur de 20% ! A votre avis, cette réforme est-elle à même d'entraîner une baisse de coût de manutention? Pour être honnête et en prenant en considération la TVA à 20%, je crois que la situation est handicapée dès le départ. À mon humble avis, j'estime que les prix ne vont pas baisser. A titre d'exemple, prenons le grand groupe d'opérateurs qui détiennent 80% des opérations maritimes (Hutchinson, Singapour PSA, P&O et Marsk), ils sont tantôt unis, tantôt en concurrence. Ils sont en alliance entre eux, on parle d'intégration horizontale. Parallèlement, chacun d'entre eux fait une intégration verticale, intervenant dans le domaine maritime, aérien et terrestre : les USA ayant autorisé, au début des années 80, un opérateur à opérer dans les trois milieux, chose qui constituait, auparavant, une loi anti-trust. Ces gros opérateurs s'entendent ainsi sur le coût du fret et peuvent s'arranger pour baisser les prix, on parle de flux logistique, qui revient à assurer les lignes maritimes quoi qu'il arrive. En revanche, ils se rattrapent sur le coût de passage portuaire et récupèrent la mise. Pourtant, cette réforme s'inspire d'un rapport de la Banque Mondiale… Certes, dans une démarche commerciale, la Banque Mondiale a donné son aval pour la séparation. Mais il faudra se rappeler que dans son rapport de 1995, la BM avait déconseillé de diviser l'ODEP. Sur le rapport, il est mentionné : « L'option de couper l'ODEP en deux est la moins adéquate ». Est-ce que l'Agence en question a-t-elle les moyens de survivre financièrement ? A mon avis, elle devra se rattraper sur les droits de port, augmenter les tarifs ou, tout simplement, ne pas verser de TVA, comme c'est le cas de Tanger Med. En conséquence, c'est le citoyen marocain qui va payer lors de l'acquisition de tel ou tel produit. C'est un enjeu terrible. En donnant le terminal « Est » à la future SODEP, n'est-ce pas là une situation de monopole de fait que l'on va créer ? Absolument, c'est ça le drame. On parle de vouloir détruire un monopole et l'on en crée un autre. Pour bien cerner ce qu'il en est, il faut remonter au début des années 80, alors que le Maroc traversait une grave période de sécheresse. Nous avions sollicité la BM et l'Etat marocain a eu droit à un crédit, mais la BM a préféré traiter non pas directement avec l'Etat mais avec un guichet unique, de sorte à ce que le droit de port et la manutention fassent partie du même guichet. L'Etat marocain a répondu par la création de l'ODEP, un outil financier regroupé. Ça a tellement bien fonctionné que l'ODEP fut victime de sa propre réussite. On voulait payer par anticipation et dès que l'on en a formulé le vœu en 1995, la BM mondiale a tout simplement dit que l'on pouvait séparer l'outil en question en deux entités. La dette a été apurée en 1997. Diviser le guichet revenait à séparer les prérogatives régaliennes des prérogatives commerciales. Pensez-vous que l'Agence en question puisse faire survivre les ports déficitaires ? Bien entendu, en augmentant le droit de port. Cela touchera certainement les ports de Casablanca, Mohammédia, Jorf Lasfar et Nador. Autrement, c'est l'Etat qui devra mettre la main à la poche. Sinon, ne pas s'acquitter de la TVA pourrait être une solution.