Entretien avec Hicham Lasri, réalisateur et scénariste ALM : Après «No Vasline Fatwa», vous venez de lancer sur You Tube votre web série Khal Rass (Les basanés), qu'est-ce qui vous a inspiré pour faire cette série ? Hicham Lasri : Il y a quelques années, j'ai lu un livre étrange et formidable titré «L'insurrection qui vient par «le comité invisible». Dans ce récit il y avait des éléments qui expliquent la «fatigue» mentale, cet état quasi catatonique qui nous drape tandis qu'on traverse nos vies. Cette idée-image est persistante quand on traverse le monde comme des zombies à la poursuite de certaines choses qu'on pense indispensables (confort, boulot, voiture à crédit, ... ). Alors comment parler du dégoût que nous inspire notre époque avec panache ? On se heurte à cette désensibilisation qu'on ressent tous quand on entend ce qui se passe comme atrocités dans le monde. Les gens ne ressentent plus grand-chose face au drame de Nice par exemple, tout ce sang qui coule un peu partout dans le monde. C'est que notre cerveau a perdu de sa capacité à générer de l'empathie et comme en temps de guerre, la vue d'un cadavre, d'un égorgement par Daech, d'un attentat, ou d'un camion qui écrase des enfants ne provoque que peu de choses finalement passé le choc informatif et factuel. Donc quel est l'intérêt de votre websérie par rapport à ce vécu ? «Les basanés», ma nouvelle websérie, vient de cet état de disgrâce : montrer qu'on vit encore, qu'il y a encore un peu de vie dans le cadavre meurtri de la société mais qu'il faut s'armer d'humour, de dérision et d'âme pour ne pas se faire engloutir. La websérie fonctionne comme des happenings, des performances autour d'une idée simple : donner la voix à ceux qui n'ont pas de voix et les laisser exister avec panache et monstruosité... Comment ressentir la violence du monde sans sombrer dans la dépression? Notre vie se «déréalise», se «défait», «s'effiloche» et on est spectateurs depuis tellement longtemps que cela ne nous fait plus rien de la voir péricliter. Encore plus dans un pays du tiers monde comme le Maroc (on peut étendre la chose au monde arabe et africain sans trop d'effort) on est fatigué, on ne le sait pas à cause de l'intense activité de nos comptes dans les réseau sociaux, mais cette fatigue rend caduques toutes les tentatives d'insurrection, de fronde, de soubresauts, d'énervement ou d'émotivité. Ce n'est pas anodin si l'une des séries les plus appréciées du moment est The Walking Dead, question d'identification j'imagine. C'est le moment de mettre un Smiley au sourire jaune. Comment éviter de se leurrer ? Depuis la fin du Printemps arabe, le citoyen arabe a perdu sa capacité à être dans la critique sociale car les insurrections ont échoué et qu'il ne sert plus à rien de vouloir renverser les schémas, les institutions ou les régimes, il suffit de les déserter, de les abandonner, de les laisser à l'entropie... On n'a jamais été des citoyens du monde et ce n'est pas au moment où être citoyen du monde ne signifie plus rien qu'on va essayer d'en faire partie. Pourquoi le choix du web ? Le Web reste le dernier territoire de liberté pour s'exprimer et enfoncer les portes ouvertes sans le paternalisme d'une commission, d'une censure, d'une administration... et comme dit Bakounine : «A toutes vapeurs, à travers la boue !» Est-ce pour répondre à une tendance? C'est plus un besoin personnel d'explorer une nouvelle piste, une nouvelle manière de présenter les choses, le monde, un point de vue. Généralement, les cinéastes ne reviennent pas vers le format court, mais je trouve intéressant de pouvoir apporter ma recherche personnelle en tant que cinéaste sur la Toile et de partager ça avec une faune formidable qui dépense sans compter ses heures sur la Toile. Généralement, les vidéos sur le Web sont fabriquées par des amateurs sans savoir, ni technique, ni expérience en écriture et dont le seul rêve est de passer comédien ou présentateur de télé-crochet. C'est une manière d'utiliser cette plate-forme, mais pour moi, depuis que j'ai ouvert une chaîne YouTube, «j'expose» mes vidéos comme si c'était un musée. Il m'est arrivé d'exposer mes films au MoMa ou dans des lieux d'art, mais la Toile offre une alternative à ce type d'espace. On est face à notre audience, elle peut réagir aux films, laisser un commentaire, partager, poser des questions... c'est un outil formidable qu'il faut exploiter tant que les marchands du temps n'ont pas encore trouvé comment la coloniser complétement... Quelle serait la différence entre la méthode de travail sur une série télévisée, une websérie ou encore une œuvre cinématographique ? Le cinéma est un art majeur. La télé un petit écran...... et le Web un champ à labourer avec l'avantage qu'il est déjà largement fertilisé avec de la matière fécale. Quels sont les thèmes que vous avez traités à travers cette série ? Ce n'est pas la question de la thématique qui importe, mais la démarche. Il est question de décomplexer l'acte de création, ses moyens, ses outils, et son audience. La simplification de l'accès au public. La possibilité de ne mettre aucun filtre (ni censure, ni autocensure) pour évoquer certaines choses et examiner d'autres. Mais c'est d'abord un acte de création gratuit et forcément poétique. Il ne faut pas laisser le Web entre les mains des adorateurs des clics et des articles mal torchés aux titres racoleurs... il faut inventer un public de qualité, l'équivalent d'un cercle de lecture, d'un cinéclub, d'une société artistique secrète ou d'un cercle des poètes disparus... Y a-t-il un message à transmettre ? Je ne suis pas une «boîte vocale». Je n'ai pas de message frontal à transmettre. Il faut donner à réfléchir et à ressentir, il faut qu'on se réapproprie notre système nerveux pour éprouver des choses par nous-mêmes et ne plus laisser les instituteurs, les imams, les prêcheurs, les politiciens nous dicter ce qu'on doit ressentir ou penser. Quelle serait la différence entre «No Vasline fatwa» et Khal Rass ? No Vaseline fatwa suit un personnage, mégalo, mythomane, membre de Daech, prêcheur inculte et vulgaire comme on en voit dans certaines chaînes de télévision, ou même sur Internet. C'est un récit ironique, cocasse qui pousse la blague loin (c'est déconseillé aux – 16 ans). Tandis que k7al Rass c'est des tableaux POP et atmosphériques où on cite le générique de Goldorak, Chris Marker, Léo Ferré, Céline, Koman, John Carpenter, le Datamoshing, Hoba Hoba Spirit pour dire des choses sur nous-mêmes avec ce sentiment persistant que si on nous tend un miroir pour voir notre reflet on va sûrement se cracher au visage. C'est un récit sur le dégoût de soi, sur la mar9a qui nous entoure et nous colle au sol, comme dans un cauchemar... C'est aussi une manière de signifier que la morve jaune qui coule de notre cerveau rend notre sourire jaune. Bon appétit. Des projets futurs ? Je termine mon nouveau long-métrage Headbang Lullaby et ma première Bande-dessinée Vaudoo qui sort chez le Fennec à la rentrée...