Le peintre Abdellatif Lasri marque son retour au Maroc avec deux expositions. La première, une série de portraits, se poursuit jusqu'au 1er novembre au club Weimar de l'Institut Goethe de Rabat, la deuxième aura lieu à partir du 10 octobre dans un hôtel particulier à Casablanca. Deux expositions différentes pour un même grand peintre. La corporation des peintres se joue de l'âge, du temps. Les modernes aiment revenir aux anciens, entrer en dialogue avec eux, marquer de leur empreinte leurs œuvres, les renouveler. C'est ainsi que plusieurs grands peintres ont réalisé des variations à partir des tableaux de ceux qui les précèdent. Matisse avec Cézanne, Picasso avec Delacroix ou Bacon avec Velasquez. Les portraits d'Abdellatif Lasri s'inscrivent dans cette optique. C'est un clin d'œil aux premiers tableaux cubistes. Une question a passionné les historiens d'art : est-ce que les masques sculptés en Afrique Noire sont à l'origine de l'un des mouvements les plus importants de la peinture moderne ou non ? Les portraits de Lasri inclinent à penser que oui. C'est un hommage à la fois au formalisme strict de la sculpture dite nègre et aux tableaux cubistes qui s'en sont inspirés. Dans certains portraits de Lasri, le nez est de travers comme dans «Les demoiselles d'Avignon» de Picasso. Mais il serait naïf de penser que Lasri se contente de se référer à une période de l'histoire de l'art sans y apporter sa touche. Ses portraits, «jamais d'après modèle», comme le précise l'intéressé, s'apprécient aussi indépendamment de la charge historique qu'ils véhiculent. Ils sont porteurs de tension. Tension haussée du point de vue de la facture par l'utilisation du couteau. La main du peintre ne cherche pas à cacher ses égarements. Elle entame la chair de la peinture. La confrontation entre la forme qui naît du dessin et de la peinture est de surcroît manifeste. La figuration se résorbe parfois dans la peinture pour laisser de l'éclat à la matière. D'autre fois, la peinture se retient pour laisser surgir le portrait. C'est très probablement dans cette superposition des couches de peinture que se situe l'une des marques de l'identité du faire de l'artiste. Toutes les couches de peinture sont visibles. La peinture de l'intéressé en ressemble à un palimpseste dont on n'a pas cherché à effacer les premières graphies. Lasri y montre aussi ses talents de coloriste. Et le curieux, c'est qu'un portrait en noir et blanc peut parler avec plus de force aux spectateurs que les tableaux en couleur. Dans ce tableau peint directement à l'aide de tubes noirs et blancs, la peinture prend la légèreté d'un trait de dessin. La deuxième série de tableaux du peintre ne ressemble en rien à la première. Elle sera exposée dans un hôtel particulier du cinéaste Abdelhaï Laraki. On peut légitimement s'étonner qu'un peintre de renom qui exerce son art depuis des années, fondateur de «l'espace Lasri» à Paris, un lieu ouvert à plusieurs artistes de notre pays, soit dans la contrainte d'exposer ses œuvres dans des lieux qui ne s'y prêtent pas. Parce que le club Weimar, aussi méritoire que soient sa politique culturelle et la qualité des artistes qu'il montre au public, est un restaurant, et l'hôtel particulier de Laraki n'est pas une galerie. Lasri impute cela au «déficit de galeries au Maroc. Il n'existe pas de galeries professionnelles dans notre pays. Les peintres installés au Maroc l'ont compris. Cela fait des années qu'ils exposent chez eux dans un cadre confidentiel», dit-il. Son obstination à montrer ses œuvres est louable. D'autant plus que le spectateur pourra se faire, dans la deuxième série, une idée des travaux récents du peintre. Ceux qui suivent le travail du peintre depuis des années verront qu'il se détache peu à peu des grilles pour se lancer dans une nouvelle aventure. Cette exposition montre l'évolution du peintre vers autre chose. Les traits qui délimitent ses grilles s'épaississent si bien dans certains tableaux qu'ils se décomposent complètement dans d'autres. Le spectateur sera attentif à cet abandon de la grille pour libérer des couleurs chaudes, brûlantes. Lasri aime utiliser, comme il le précise, «des peintures pures». Ses couleurs trop criantes peuvent apparaître sirupeuses. Au spectateur d'en juger. Mais force est de reconnaître que ses tableaux, où il existe une économie de couleurs entraînent mieux l'adhésion. Deux tableaux méritent à cet égard notre attention. Le premier est inspiré des murs revêtus de goudrons. Il présente une telle force que son mélange de noir et de blanc ressemble à un tourbillon auquel le regard ne peut pas s'arracher. Le deuxième se constitue de taches rouges sur une surface blanche. Il n'y a rien à dire, c'est peut-être l'œuvre la plus intéressante du peintre. Abdellatif Lasri, le coloriste, n'est peut-être meilleur peintre que lorsqu'il économise la peinture.