Une atmosphère très peu néerlandaise règne en ce moment, et ce depuis plus d'une semaine aux Pays-Bas. Depuis le meurtre de Theo Van Gogh, la Hollande a basculé dans une spirale de violence collective sans précédent. Attentats et incendies des écoles islamiques, profanation de mosquées, menaces et insultes dans la rue… Les musulmans, et plus particulièrement les Néerlandais d'origine marocaine, sont les cibles d'une déferlante de haine qui ne masque plus ses mots. Dans l'euphorie, certains responsables politiques néerlandais, dans un excès de zèle, s'en sont même pris au Souverain du Maroc. Le commissaire européen au Marché intérieur, le Néerlandais Frits Bolkestein, a opéré une sortie fracassante sur la télévision néerlandaise dimanche dernier : « Le Roi du Maroc doit se prononcer contre l'extrémisme musulman et montrer clairement que son pays ne veut pas être un exportateur d'assassins ». Trois jours après, le Maroc officiel sort de son mutisme et réplique par la voie du ministre délégué aux Affaires étrangères, Taieb Fassi Fihri : « Le Maroc rejette énergiquement ces propos qui ont porté des jugements inadmissibles sur une prétendue responsabilité du Maroc dans cet assassinat ». Et d'ajouter: «Comment M. Bolkestein, membre de la Commission européenne, peut-il ignorer la position (…) du Royaume sur le terrorisme?». Le ton monte, et pour une fois, la diplomatie marocaine change de tonalité dans une affaire pareille. Mais du reste, la question reste posée : comment une société, pourtant réputée pour son ouverture et sa tolérance, a basculé de cette manière dans une espèce de hystérie collective contre la communauté marocaine ? Dans sa riposte aux propos du commissaire européen, le responsable marocain insiste sur le fait que « cette communauté est, aujourd'hui, profondément préoccupée par l'attitude de certains responsables politiques néerlandais, largement relayée par les mass-médias qui, tout en insistant sur les origines de l'assassin, ont recours à des approches simplistes et réductrices qui tentent de faire assumer à toute une communauté, le comportement déviant et criminel de l'un de ses membres ». La remarque du ministre n'est pas dénuée de sens. Dès l'annonce du meurtre, les responsables politiques néerlandais ont été les premiers à monter au créneau. La surenchère politicienne allait commencer très tôt. Plusieurs groupes parlementaires estiment que le gouvernement ne manifeste pas suffisamment de dynamisme dans la lutte contre les extrémistes musulmans, fustigeant un exécutif « laxiste et naïf ». Vendredi, c'est le vice-premier ministre, Gerrit Zalm, qui va jeter de l'huile sur le feu des émotions suscitées dans le pays en déclarant la guerre à l'extrémisme musulman. « Le gouvernement considère le meurtre de Theo Van Gogh comme le début de la guerre sainte islamique aux Pays-Bas. C'est une offensive contre l'Etat de droit néerlandais. Nous déclarons la guerre en retour. Nous intensifions la lutte et nous ferons disparaître des Pays-Bas les mouvements islamiques radicaux ». Des propos aussitôt critiqués par nombre de personnalités politiques qui ont reproché au responsable d'avoir omis d'ajouter à sa déclaration de guerre, un avertissement à la population, pour qu'elle ne se fasse pas justice elle-même. Ils ont déploré au passage que le gouvernement ait repris la terminologie du président américain Bush sur la « war on terror ». Cinq jours après le meurtre, la presse néerlandaise faisait encore état de chamailleries entre les services de renseignements et les autorités, d'une part, et entre le ministère public et le ministre de la Justice, de l'autre. Dans la foulée, un ex-député propose d'exclure les musulmans des droits civiques constitutionnels, tels que la liberté de fonder leurs propres écoles et associations. Les Pays-Bas ont changé Artisan d'une politique restrictive de l'immigration au sein du gouvernement conservateur néerlandais, la ministre chargée de l'Immigration et l'Intégration, Rita Verdonk, tente d'apaiser les tensions : « Nous ne permettrons pas que la communauté musulmane soit exclue et mise en accusation (...), qu'on rentre dans une spirale de peur et de haine ». Propos nuancés cependant quand elle ajoute plus loin : « Nous devons nous demander si nous (les Pays-Bas, ndlr) n'avons pas été naïfs ces dernières années, nous demander aussi si nous n'avons pas pendant si longtemps accepté n'importe qui ». Plus qu'une simple figure de style, la phrase de la responsable néerlandaise reflète un certain état d'esprit. Quelques indicateurs sociologiques en témoignent : selon un sondage, 40 % des Néerlandais souhaitent que les 900.000 musulmans du pays, sur 16 millions d'habitants, ne « se sentent plus chez eux » après l'assassinat de Theo Van Gogh. Malgré les condamnations sans appel de l'assassinat par les musulmans des Pays-Bas, les réactions négatives à l'égard de cette communauté se sont multipliées. Pour 80 % des Néerlandais, des mesures plus dures doivent être prises pour l'intégration des immigrés, l'assassinat par un musulman extrémiste étant pour certains la preuve de l'échec de la politique d'intégration multiculturelle des Pays-Bas. Les médias locaux ont joué un rôle non négligeable dans cette exacerbation des esprits. À l'image de plusieurs sociétés occidentales, les Pays-Bas restent une société émotive dominée par la télévision, dans laquelle les émotions sont considérées comme authentiques et qui servent de prétexte pour tirer une justification morale. Au-delà d'un simple revirement, c'est d'une société plutôt fermée dont il s'agit. Des sociologues néerlandais expliquent que leurs compatriotes ont plus de mal que certains à accepter à part entière des gens qui sont bien intégrés, mais qui ont une autre couleur de peau ou une autre religion. Les Pays-Bas ont longtemps vécu les uns à côté des autres mais pas les uns avec les autres. Une communauté problématique Dans sa réplique sur les propos du commissaire européen, Fassi Fihri a clairement mis en évidence un aspect fort controversé. « Comment peut-il (NDRL, le commissaire) feindre d'ignorer que le présumé assassin du réalisateur Van Gogh est né et a été élevé aux Pays-Bas, où il réside toujours ? Aussi, et plutôt que d'essayer de trouver des boucs-émissaires extérieurs, M. Bolkestein devrait plutôt apporter une contribution utile à la réflexion sur les objectifs, les conditions et l'efficacité du système d'intégration des communautés étrangères, en particulier sur le plan socio-économique mais aussi de l'éducation. Il devrait s'interroger sur les raisons d'un développement, dans son pays, d'un islamisme radical, étranger à la culture et aux valeurs du Maroc ». Mohammed Bouyeri, le meurtrier présumé, né et grandi à Amsterdam, a, d'une certaine manière, un lien avec le débat sur l'intégration. Qui sont les Marocains des Pays-Bas ? Sur 16 millions d'habitants, le pays compte 944.000 personnes de confession musulmane soit 5,8 % de la population totale. Parmi elles, 306.000 personnes sont d'origine marocaine de première ou deuxième génération. Selon un rapport parlementaire sur l'intégration, le taux de chômage des personnes d'origine marocaine était de 10 % en 2002 contre 4 % pour les Néerlandais de souche. L'échec scolaire diminue, mais 17 % des personnes d'origine marocaine sont sorties du système sans diplôme en 2002, selon les statistiques du Bureau culturel du plan néerlandais. Rappelons que si la France, par exemple, privilégie l'assimilation, notamment par le biais de la scolarisation, les Pays-Bas financent directement les écoles publiques confessionnelles, chrétiennes comme islamiques. Économiquement, une bonne partie de la communauté marocaine vit dans la précarité financière, et nombreux survivent principalement grâce aux allocations sociales. Sauf que de nombreux Néerlandais dénoncent « l'arnaque » dont fait l'objet leur système de sécurité sociale. D'ailleurs, entre les deux gouvernements existe toujours un litige non résolu et qui porte sur une demande des autorités néerlandaises (ignorée par les Marocains) de recensement de biens se trouvant au Maroc appartenant aux double-nationaux et qui bénéficient des allocations de chômage en Hollande. Mais c'est bien la donne du fondamentalisme religieux qui vient compliquer la donne. Selon les estimations, il y aurait environ 5 % de musulmans radicaux, soit 47.000 personnes. Les services de renseignements néerlandais (AIVD) estiment qu'entre 100 à 200 extrémistes seraient actifs aux Pays-Bas, notamment venus de l'étranger pour tenter de recruter pour le Jihad violent. Le même rapport indique que quelques dizaines de jeunes Néerlandais musulmans, qui se sentent mal intégrés, étaient sensibles au discours sur le Jihad. Signe de l'échec de l'intégration à la hollandaise ? Un acte d'un extrémiste, visiblement dérangé remet-il en cause plus de vingt années de politique d'intégration ? Le débat devrait se poursuivre encore aux Pays-Bas. Le Maroc ne se sent pas concerné. Pour le moment.