Autorité morale et intellectuelle de premier plan, El Maleh, connu pour son engagement en faveur de toutes les causes justes, se prononce, avec courage et fermeté sur le vrai visage de l'idéologie sioniste et dénonce son projet d'extermination du peuple palestinien. Il souligne également le rôle de l'écriture et de l'intellectuel dans la prise de conscience de l'opinion. Aujourd'hui le Maroc : «Mille ans, un jour» s'ouvre sur le Liban. Il est paru en 1986, après l'agression israélienne contre ce pays. Et il vient d'être réédité cette année… Edmond Amran El Maleh : Et malheureusement, je dis malheureusement, il est d'une actualité que je n'aurais pas souhaitée. Dans ce livre, je m'en suis souvent expliqué, c'est le choc et l'émotion ressentis après l'agression israélienne qui m'ont porté à l'écrire. Choc et émotion qui ont atteint leur paroxysme, si l'on peut dire, avec Sabra et Chatila. L'histoire se répète aujourd'hui avec le même Sharon à Jénine. Je voudrais d'ailleurs préciser deux choses. J'ai souvent insisté sur le fait que le vrai visage du sionisme apparaît aujourd'hui. Bien qu'il n'ait cessé de se manifester depuis 50 ans. Vous l'aviez d'ailleurs dénoncé par des articles, notamment ceux qui ont été publiés dans « La Revue des études palestiniennes». Oui, mais dans ce livre, il y a une sorte de défi. A savoir, comment par le travail littéraire, aller au-delà de la simple dénonciation politique ou idéologique pour mettre à nu toute l'ampleur de la tragédie. Il y a quelques jours, je passais à «France Culture», et l'émission était consacrée à « Bab Echamss», le livre d'Ilias Khoury, et à « Mille ans, un jour ». Au cours de cette émission, l'occasion était favorable pour montrer comment, par le travail littéraire, l'on dépasse à chaque fois la simple analyse politique ou la dénonciation pour conduire le lecteur à saisir l'émotion à sa racine. J'ai eu récemment entre les mains le livre de Mahmoud Derwich en prose : «Dakirat Al Nissiane». Et puis, il y a « Le Captif amoureux» de Jean Genet qui participe de la même entreprise. Il y a donc là une sorte de convergence de travaux proprement littéraires qui donnent l'ampleur de la tragédie que vivent les Palestiniens. Que pouvez-vous dire sur cette tragédie? Actuellement, nous sommes confrontés à une tragédie qui va marquer le siècle passé et le temps présent. Et cette tragédie se déploie pratiquement sous nos yeux avec Jénine, qui est quasiment le symbole et l'allégorie des crimes perpétrés là-bas. Crimes, parce qu'il n'y a pas d'autres termes. Des crimes commis par Sharon, l'armée israélienne et le gouvernement israélien. Ce sont des crimes qui ne seront jamais oubliés, ni pardonnés, malheureusement ! Que peu-on faire d'autre que de se laisser aller à exprimer la souffrance et le désarroi devant des actes aussi inimaginables. Sans précédent ! Ces actes ne sont malheureusement pas accidentels… Oui, ils entrent dans une politique conduite avec réflexion, avec soin. Une politique qui a nécessité une longue préparation, et qui vise l'extermination des Palestiniens, au sens propre du mot. Et je pense que la politique d'Israël a été associée au projet monstrueux du sionisme consistant à effacer les Palestiniens de la carte. En même temps, cette politique a mené une action destructrice des communautés juives dans le monde arabe. Le déracinement est justement l'un des thèmes majeurs du livre. On arrache par des promesses mensongères des hommes à leur terre. Heureusement qu'une communauté juive est restée ici. Et le Maroc est à cet égard le seul pays arabe que les Juifs n'ont pas déserté. Et cela montre au monde qu'une communauté juive peut vivre dans un pays musulman et jouir de la plénitude de ses droits, heureusement ! Mais, c'est vrai que ça a été la destruction systématique des communautés juives dans les pays arabes. C'est la blessure, c'est la fracture. C'est la hache portée à la racine d'un arbre. Mais ils n'ont pas réussi à le déraciner complètement. Tout cela au nom du sionisme. J'ai beaucoup réfléchi, et je me garde de livrer des paroles vaines ou de haine. Mais s'il y a une conscience juive, quelle qu'elle soit, elle ne peut absolument pas accepter les crimes qui se commettent par Sharon. C'est l'équivalent du meurtre du frère par le frère. Et c'est quelque chose de tellement intolérable que ça rend malade rien que d'y penser. Je pense que le sionisme a jeté le masque. C'est l'utopie sioniste qui révèle son véritable visage. Je suis sûr qu'elle court à un désastre total. Il suffit de voir toutes les valeurs au nom desquelles elle a prétendu œuvrer – les valeurs du judaïsme – pour constater qu'elle les a foulées au pied avec un cynisme total. Pourtant certains continuent à défendre les thèses sionistes en les distinguant des crimes commis par l'armée israélienne. L'utopie sioniste bénéficie, à tort ou à raison, de l'espèce de capital de sympathie qu'elle a pu avoir au début. Le sionisme a trompé pendant longtemps le monde sur ses véritables objectifs. Mais aujourd'hui, le masque tombe et l'on voit la réalité du sionisme. Y compris en ce qui concerne cette arrogance israélienne de vouloir se présenter comme une démocratie. On voit aujourd'hui ce que vaut cette démocratie, avec toutes les violations des droits de l'homme les plus élémentaires. Pourquoi certains intellectuels juifs ne s'élèvent-ils pas contre ce que fait l'armée israélienne ? En France, par exemple, il y a eu des Juifs qui ont dénoncé courageusement la politique israélienne, mais ils sont minoritaires. Parce qu'il y a un travail d'intoxication et d'aliénation qui remonte à loin. Et puis, il faut garder à l'esprit cette conscience européenne qui ne se pardonne pas les crimes hitlériens à l'égard des Juifs. Que peut-on faire pour que ça change ? Il y a un domaine où nous pourrons faire beaucoup, c'est le combat culturel. Il faut que l'on se mobilise pour donner à voir la réalité de ce monde. Donner un visage humain aux Palestiniens. Ce qu'on leur refuse ! Et la littérature peut beaucoup dans ce sens. Adorno avait dit que dans la relation avec l'autre, tant que l'autre n'a pas de visage, il est anonyme ; on peut en faire ce qu'on veut, mais si un jour, on rencontre un visage humain, la relation change. Et c'est là où le combat culturel et l'entreprise littéraire peuvent faire beaucoup : donner un visage humain à une tragédie dans l'espoir d'émouvoir les hommes face à une horreur sans nom.