Faiblesse quant à sa flexibilité, quant à sa capacité d'absorber et d'intégrer les innovations. Cette fragilité devient patente lorsque l'Empire entre en contact avec une économie-monde dynamique, ouverte sur l'ensemble de la planète et génératrice de nombreuses innovations. On verra plus loin comment Wallerstein analyse la formation de la mondialité économique et politique dans la période moderne, entre 1450 et 1640. Je voudrais auparavant compléter son approche par celle de quelques spécialistes qui me semblent aller dans le même sens que ses analyses, et qui apportent d'utiles retouches ou précisions. L'historien islamologue Marshall Hodgson a tenté de comprendre pourquoi et comment l'Islam, qui fut au Moyen Age la civilisation centrale (géographiquement, politiquement et culturellement), a perdu dans la période moderne son hégémonie au profit de l'Occident. A l'époque axiale, dit Hodgson (c'est-à-dire au cours du dernier millénaire avant J-C), coexistaient trois grandes civilisations dans la zone indo-européenne: la Sanskritique, l'Irano-sémitique, l'Hellénique. A l'écart de cet ensemble, se trouvait, isolée, la Chinoise. On sait les bouleversements qui aboutirent, dans le millénaire suivant, à la formation de l'Empire romain, puis à son effondrement avec l'apparition du christianisme, des invasions barbares, enfin de l'Islam. En sorte que vers l'an 1300, l'Eurasie occidentale était partagée entre l'Occident chrétien et l'islam. Hodgson insiste à de nombreuses reprises sur la puissance et la centralité de 1'Islamité (Islamdom), sur son leadership dans la zone centrale de l'oikoumène, c'est-à dire la région indo-européenne. L'Islam possédait la supériorité dans le domaine des techniques, des sciences, de la philosophie… Vers 1300 presque toute la zone indo-européenne était unifiée sous l'hégémonie de l'Islam, héritier dans une certaine mesure de la tradition irano-sémitique. Cependant il existait par ailleurs deux autres dynamiques: le puissant bourgeonnement de la Chine; et la maturation autonome de l'Occident. Ces deux dernières civilisations étaient en effet restées relativement imperméables à la poussée de l'Islam. Par conséquent trois grands centres de civilisation se trouvaient en présence : l'Occident, l'Islam et la Chine. Des trois, c'était certainement – aux yeux de Hodgson – la civilisation occidentale qui était la plus faible. L'Occident était limité par ses dimensions géographiques (Europe occidentale) et par sa position marginale et périphérique. Il n'avait que des contacts limités avec les deux autres centres de civilisation. Après la défaite finale des Croisades, l'Occident se retrouva confiné sur une petite péninsule de l'Asie. En 1500 encore, les Musulmans (en partie grâce à l'apport militaire des Turcs ottomans) pouvaient dominer le destin politique de la plupart des régions centrales de l'hémisphère, Nord. L'lslamité constituait, encore au XVIe siècle, le bloc le plus puissant du monde. Pourtant la prééminence musulmane fut mise en échec par les mutations qui survinrent aux deux extrémités de l'Eurasie. Au temps de la dynastie Song (1000-1300), la Chine s'éleva à un niveau jamais atteint auparavant de progrès technique et de civilisation, supérieur sans doute à celui de l'Islam. De même en Europe occidentale, cette région affaiblie au Moyen Age, s'esquissait la Renaissance italienne, premier pas d'une montée en puissance généralisée de l'Occident… La Renaissance allait peu à peu, et pour quatre siècles, donner à l'Europe les moyens scientifiques, technologiques et culturels de forger son hégémonie mondiale. L'Islam resta longtemps ignorant des bouleversements qui se produisaient à ses deux frontières. • Gerard Leclerc La Mondialisation culturelle Les civilisations à l'épreuve