«Bouteflika s'adressa alors à Ben Bella qui accepta d'être l'homme de l'état-major, raconte Ferhat Abbas. Cette alliance, demeurée secrète, allait peser lourdement sur l'avenir du pays. » On le comprit quelques mois plus tard : « Ce qui a poussé Boumediène à affronter le GPRA, c'était l'alliance qu'il avait scellée avec Ben Bella à Aulnoy, récapitule Rédha Malek. Alliance réciproquement avantageuse. Boumediène avait besoin d'un politique et Ben Bella d'un fusil. » L'émissaire Bouteflika avait réussi sa mission. Il quitte hâtivement Paris pour Londres d'où il appelle le colonel Boumediène pour lui annoncer le succès de l'opération. « Quelques jours plus tard, raconte Rédha Malek, Boumediène et Ben Bella ont un entretien téléphonique. Ils se disent très satisfaits de la mission de Bouteflika. L'alliance est scellée. » Bouteflika venait d'assurer l'intérêt du pouvoir militaire en écartant Mohamed Boudiaf et en propulsant Ahmed Ben Bella. Ben Bella entrera à Alger en 1962 comme il en sortira en 1965, par les chars de Boumediène. A chaque fois, le sang algérien a coulé. Dans les deux cas Abdelaziz Bouteflika a joué le rôle d'agent détonateur au service des chefs militaires. Pour imposer Ben Bella en 1962 contre l'avis du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), de certaines personnalités marquantes et d'une partie de l'ALN, il a fallu utiliser la force. La composition du premier Bureau politique du FLN, donc de la première direction de l'Algérie indépendante, était le principal enjeu entre les différentes tendances. Boumediène et Ben Bella voulaient une direction acquise à l'état-major, où ne figureraient pas les ministres du GPRA, notamment les trois «B» qu'étaient Krim Belkacem, Abdelhafid Boussouf et Lakhdar Bentobbal, trois des véritables meneurs de la révolution. Ecarter le GPRA de la direction politique du pays ouvrait la porte à toutes les dérives, voire à une guerre entre Algériens. Ben Bella, conforté par le soutien des militaires, osa néanmoins le coup de force : le 22 juillet 1962, il annonce unilatéralement à partir de Tlemcen la constitution complète du Bureau politique, composé des cinq détenus d'Aulnoy auxquels s'ajoutaient Hadj Ben Alla et Mohammedi Saïd, qui deviendra plus tard dirigeant du Front islamique du salut. Aït Ahmed refuse de faire partie de ce bureau et part pour Paris, Boudiaf en démissionnera rapidement. De fait, le GPRA est mort, son président Benyoucef Benkhedda est complètement débordé par les évènements. Ce coup de force de Ben Bella, c'est la suite logique de l'alliance scellée à Aulnoy entre lui et l'Armée par le biais de Bouteflika. L'avocat Ali Haroun, ancien responsable de la Fédération de France du FLN et ancien membre du Haut-Comité d'Etat (HCE) entre 1992 et 1994, qui étudia de près la période dont il fut un témoin privilégié et à laquelle il consacrera un livre, confirme par ce récit d'une rencontre qu'il eut avec Ben Bella en juillet 1962 : « L'on savait déjà que Boumediène, chef d'état-major, avait, par l'intermédiaire du capitaine Si Abdelkader, alias Abdelaziz Bouteflika, sollicité l'appui de Boudiaf dans le conflit qui, depuis plusieurs mois, l'opposait au GPRA. Face aux réticences de Boudiaf, il se résolut à convaincre Ben Bella dont le soutien lui fut aussitôt acquis. Dès lors, le Bureau politique proposé par Ben Bella apparaissait en fait celui de l'alliance Ben Bella-Boumediène. Conscient des dangers imminents guettant le pays et pouvant déboucher sur une confrontation, dont le dernier mot risquait d'échoir aux militants en armes, je rappelai à mon interlocuteur cette vieille maxime : "On peut tout faire avec les baïonnettes, sauf s'asseoir dessus." Il répliqua par une moue dédaigneuse. Je n'avais plus rien à ajouter. Si l'on allait privilégier la force et dédaigner le consensus pour résoudre nos différends, le pays s'acheminerait alors vers de sombres lendemains. » La sombre prédiction se réalisera: le Bureau politique de Ben Bella, dont l'autorité fut contestée par les wilayas III (Kabylie) et IV (Algérois), sollicita alors l'appui de l'armée des frontières et de l'état-major général dirigé par Boumediène ainsi que celui des Wilayas I, II, V et VI. Une seconde guerre succéda à celle qui venait à peine de se terminer. L'été 1962 fut marqué par de sanglants combats fratricides entre Algériens qui sortaient de sept années de lutte anticoloniale. « L'intensité des combats qui s'en étaient suivis, jamais je n'en ai vu d'égale, pas même durant la guerre de libération », se rappelle Khaled Nezzar qui dirigeait, en tant que jeune officier de l'armée des frontières, un bataillon qui a combattu les djounoud des wilayas III et IV dans le djebel Dira, près de Sour El Ghozlane. La guerre fratricide ne prendra fin qu'avec les manifestations populaires qui déferlèrent sur le pays aux cris de « Sebâa s'nine barakat», slogan du désespoir que les Algériens ont fini par adopter. « Longtemps sera délibérément occulté le lourd bilan de ces affrontements fratricides. Ce n'est que par communiqué de l'APS du 2 janvier 1963 que l'on en saura le prix : un millier de morts », précisera Ali Haroun. C'est à ce prix que Ben Bella et son Bureau politique s'imposèrent à Alger. Bouteflika va contribuer à destituer Ben Bella en 1965 pour les mêmes impératifs supérieurs : asseoir la suprématie du pouvoir militaire. Le coup d'Etat du 19 juin 1965 est consécutif à la décision de Ben Bella de retirer à Abdelaziz Bouteflika la responsabilité de la diplomatie algérienne à quelques jours de la Conférence afro-asiatique qui devait se tenir à Alger. La révocation d'Abdelaziz Bouteflika n'a sans doute servi que de catalyseur au malaise qui couvait déjà entre Ben Bella et Boumediène qui se rejetaient déjà la responsabilité de l'aggravation de la crise avec le Maroc. Les proches de Boumediène, dont Chérif Belkacem et Ahmed Medeghri, craignaient ouvertement que Ben Bella ne cédât sur les droits territoriaux de l'Algérie : l'accusation de trahison sera reprise dans la proclamation du 19 juin à côté d'autres griefs usuels retenus contre Ben Bella comme la mauvaise gestion, l'improvisation, le désordre administratif ou les méthodes autoritaires du président. A ce froid ambiant venait donc s'ajouter l'annonce du limogeage de Bouteflika. Le président convoque, à la mi-juin, son ministre des Affaires étrangères à la villa Joly pour l'informer qu'il était dessaisi de son portefeuille et que la diplomatie allait être dirigée directement par la présidence de la République. Bouteflika, un peu interloqué, demande un délai au chef de l'Etat. Ben Bella, naïf, accorde le sursis sans se douter que Bouteflika ne cherchait, en fait, qu'à gagner du temps pour permettre au colonel, qui se trouvait au Caire, de regagner Alger et de reprendre en main la situation. « A sa sortie du bureau de Ben Bella, il est venu chez moi pour m'informer, se souvient Chérif Belkacem, compagnon de Bouteflika et qui occupait le poste de ministre de l'Orientation nationale. Il avait réduit toute la question à sa personne, me disant : "Tant que Ben Bella pensait tenir Boumediène par moi et que Boumediène pensait tenir Ben Bella par moi, je n'avais aucune crainte à avoir. Mais les choses ont changé sans que je m'en rende compte..." Je voulais, pour ma part, surtout savoir si Ben Bella avait exigé de lui une réponse immédiate. Bouteflika m'ayant répondu par la négative, j'étais plus rassuré et lui ai suggéré de rentrer chez lui et d'attendre calmement le retour de Boumediène. » Bouteflika, très angoissé sur son sort, fera la tournée de ses compagnons et même des proches de Ben Bella, avec un raisonnement désarmant : « Sans doute Ben Bella peut-il prendre une telle décision à l'égard d'un ministre technicien. Mais je suis ministre des Affaires étrangères et, à la veille de la conférence, la mesure apparaîtra comme un camouflet infligé à ma propre personne et à Si Boumediène.