A aujourd'hui, ils font face contre leur gré à un lourd héritage de cette époque où des arracheurs de dents et des mécaniciens-dentistes étaient autorisés à exercer sans formation aucune, à condition que leurs services soient exclusivement proposés aux «indigènes». Au Maroc indépendant, cette pratique perdurera des années plus tard et évoluera… au même titre que ses conséquences sur la santé publique. Arracheurs de dents et mécaniciens-dentistes faisaient office de chirurgiens dentistes en 1916. Année où le résident général Hubert Lyautey soutiendra un dahir régissant les métiers de sage-femme, pharmacien, médecin et médecin dentiste. A l'époque, ce dahir définissait les modalités de pratiques selon les zones. Dans celles dites «françaises», les consultations étaient réservées aux médecins diplômés et autorisées par le secrétariat général du protectorat. Tandis qu'ailleurs, les autochtones pouvaient conformément à la loi se faire soigner chez des personnes non qualifiées, guidées uniquement pas le savoir acquis par la pratique empirique. «Les Tebib et les Gabla indigènes ne seront pas soumis provisoirement au présent règlement, en ce qui concerne la pratique de la médecine arabe aux sujets musulmans». C'est là une phrase inscrite sur le Bulletin officiel du 24 avril 1916. Serait-ce de la discrimination dans l'accès aux soins? Pour le président du Conseil régional sud de l'Ordre national des médecins dentistes, Salah Eddine El Othmani, la réponse est bien un oui. «Nous avions un Maroc où les résidents étrangers et les personnes aisées avaient accès à la vraie médecine, et un autre où l'on s'improvisait toubib indigène pour musulmans», fait-il savoir. Si là est un tableau difficile à apprécier, que penser du fait qu'il demeure intact un siècle plus tard ? En 2016 en effet, les mécaniciens-dentistes occupaient le même statut, cette fois-ci de façon illégale mais «tolérée». Il faut dire qu'un bon nombre d'efforts a été fourni pour assainir la profession. La première tentative de restructuration a eu lieu avec l'émission du dahir n° 1-59-367 du 19 février 1960. Les articles 6 et 7 de ce texte considèrent, en effet, toute personne non munie du diplôme ou du titre de médecin dentiste ou de chirurgien dentiste comme se livrant illégalement à l'exercice de cette profession. Ils sanctionnent également toute usurpation de ces titres. Ce que l'on peut considérer comme faille réside toutefois dans l'article 24 du dahir en question. Celui-ci permet aux personnes ayant des autorisations provisoires conformément au dahir de 1916 de continuer d'exercer de façon exceptionnelle jusqu'à l'intervention d'un décret qui fixera leur situation. Grande déception. Ce décret verra le jour sans jamais être appliqué. La bouche du patient : Un territoire défendu Les mécaniciens-dentistes, eux, continuaient à exercer profitant de l'absence de toute réglementation et formation autour de leur métier. En réponse à une demande d'autorisation adressée en 1984 par un citoyen au wali du Grand Casablanca, ce dernier indique : «J'ai l'honneur de vous faire connaître que cette profession n'étant pas réglementée, vous pouvez exercer tout en vous limitant à la confection des appareils dentaires à la demande de chirurgiens dentistes diplômés et autorisés». Une même réponse a été adressée en 1992 et plus récemment en 2013 avec cette fois-ci, précision que seuls les chirurgiens dentistes sont habilités à recevoir les malades, prendre les empreintes et adapter les appareils dans la bouche du client. Autrement, il s'agirait d'une usurpation et donc d'un délit d'exercice illégal de «l'art dentaire». Ce n'est toutefois qu'au milieu des années 90 que le Maroc vivra une prise de conscience des lourds dégâts causés par ce qu'on décrit aujourd'hui comme charlatanisme. Ce qui était supposé être un cabinet de mécanique dentaire n'était autre que de véritables cabinets dentaires où les patients sont reçus et subissent des actes relevant de la compétence exclusive des chirurgiens dentistes, les vrais. Il a fallu l'intervention de Driss Basri, alors à la tête du ministère de l'intérieur, pour qu'une circulaire interdisant l'octroi des autorisations provisoires voie le jour. Les walis étaient donc priés «de ne plus permettre l'ouverture de cabinets de cette nature même sous l'appellation de mécaniciens-dentistes». Cette circulaire n'a pas été appliquée non plus. Dans le temps, la direction de la réglementation et du contentieux, rattachée au ministère de la santé, avait rendu publics des chiffres qui laissent à réfléchir. «Il ressort de la situation définitive arrêtée au 29 février 1996 que le nombre total des praticiens s'élève à 1.519». Seulement 0,3% d'entre eux avaient leur baccalauréat. 37% n'avaient pas franchi le cap des études primaires, 31% celles secondaires tandis que 17,5% n'ont jamais fréquenté l'école. Si l'on se base sur de récentes déclarations de Mohamed Hassad, actuellement ministre de l'intérieur, 3.300 personnes exercent cette profession de façon illégale. Pire, ils sont 1.700 parmi eux à ouvrir des cabinets sans aucune autorisation des autorités. «Comment peut-ont se permettre de connaître ces chiffres et les annoncer sans intervenir et fermer boutique à ces charlatans», s'indigne Dr. Rachid Lasri, chirurgien dentiste au niveau de Casablanca. «Ces gens-là portent atteinte à notre profession. Vous les trouvez dans des cabinets suréquipés, ils n'ont aucune gêne à recevoir des patients et procéder à des actes chirurgicaux, certains s'attaquent même à l'orthodontie et au blanchiment dentaire. Ils font sans formation ce qui nous prend, nous, médecins-dentistes, une vingtaine d'années d'études». Outre la frustration que cette triste actualité engendre chez les praticiens, le patient en reste la première victime. Les cas sont légion. Certains, en faisant confiance aux charlatans par manque de moyens ou par ignorance, y ont laissé leur peau. Fractures dentaires osseuses, virus véhiculés, hémorragies, chocs septiques, ainsi que la propagation des infections tels l'hépatite virale, le VIH ou encore le tétanos. Ce sont-là les cas recensés par l'Ordre national des médecins dentistes pour qui le Maroc fait face à un «phénomène moyenâgeux qui n'est pas sans conséquence sur la santé publique».
Code pénal: Article 381 «Quiconque, sans remplir les conditions exigées pour le porter, fait usage ou se réclame d'un titre attaché à une profession légalement réglementée, d'un diplôme officiel ou d'une qualité dont les conditions d'attribution sont fixées par l'autorité publique est puni, à moins que des peines plus sévères ne soient prévues par un texte spécial, de l'emprisonnement de trois mois à deux ans et d'une amende de 120 à 5 000 dirhams ou de l'une de ces deux peines seulement». 61,2% L' enquête nationale de 1993 réalisée par le ministère de la santé en collaboration avec l'OMS relève que 61,2% des Marocains consultent chez les non diplômés. 83% Le choix thérapeutique de l'extraction dentaire est de 83%. En 1994, 30% des patients présentent des complications infectieuses et 29% présentent des complications hémorragiques. 77% En 1996, 77% des actes sont réalisés chez les charlatans. 61% des sujets ignorent les risques encourus tandis que 53% d'entre eux ne distinguent pas les praticiens diplômés des non diplômés. 3.300 Aujourd'hui, l'on parle de 3.300 personnes exerçant cette profession de façon illégale. La couverture médicale non généralisée, la difficulté de distinction entre un médecin-dentiste et un «charlatan» ainsi que le retard de mise en place d'un arsenal juridique adéquat font en sorte que le Maroc soit l'un des rares les pays de la région MENA, à encore souffrir de ce phénomène. 20.000 dirhams d'amende et deux années de prison C'est ce qu'encourt toute personne exerçant la profession de prothésiste sans formation ni autorisation dans le cas où le projet de loi 25. 14 soit enfin adopté. Actuellement soumis à la Chambre des représentants, ce projet de loi relatif à l'exercice des professions de préparateur et de manipulateur des produits de santé représente une réelle lueur d'espoir aussi bien chez les prothésistes que chez les médecins dentistes. Il instaure des inspections et fixe les modalités d'exercice, d'obtention d'autorisation et les sanctions en cas d'entrave aux codes de la profession. «C'est en quelque sorte le bout du tunnel», nous confirme un praticien de la place. Ainsi, ce texte précise, entre autre que les prothésistes exercent en fonction du titre ou du diplôme détenu et dans la limite des compétences acquises au cours de la formation de base ou de la formation continue, en qualité de prothésiste dentaire. Il en découle également que que tout exercice est puni «d'une peine d'emprisonnement de 3 mois à 2 ans et d'une amende de 5.000 à 20.000 dirhams», y indique-t-on.