«Tu imagines que quand je dis bonjour à un ami sur mon compte Facebook, quelqu'un d'autre aux USA, en prend note ? À quelle fin ? C'est ce qui me turlupine ! En quoi ma vie à moi, chauffeur de rafiot rouge à Casablanca, vivant à Hay Mohammadi, suis-je intéressant pour que l'on se penche sur ce que je fais, qui je connais, comment je mène mes jours, comment je pense et tout le tralala !». Mon ami semble très affecté et prend la chose très au sérieux. Je le comprends. J'essaie donc d'échanger avec lui pour dissiper un tantinet ses craintes, que je pense très fondées. Mais sachant qu'il ne peut rien contre les masto-dontes du Net et leurs panoplies hyper sophistiquées et futuristes, je tente de noyer le poisson : «Peut-être qu'ils vont voir à quel point tu dénotes dans le paysage, et ils feront appel à toi pour être le chauffeur attitré de Mr president!» Le taximan n'est pas d'humeur à rigoler. Il dit que, par exemple, sur n'importe quel truc sur le Net, une fois tu navigues, tu es fiché et on ne te lâche plus. On te suit à la trace, on sait qui tu es et ta vie ne t'appartient plus. Toutes tes données personnelles sont répertoriées dans un immense ordi qui fait de toi un numéro parmi tant d'autres. Evidemment qu'il sait que ce type de pratiques est devenu plus corsé après le 11 septembre new-yorkais et le fameux Patriot Act. Bien sûr qu'il est pour la lutte contre la criminalité et les terroristes là où ils se terrent. Et comment qu'il est d'accord pour tracer les fraudeurs, les pédophiles et toute la racaille maffieuse. Mais lui, Mr lambda, le pauvre petit bougre de Kariane Central, qui aurait voulu vivre, ne serait-ce que quelques années, à Central Park, sa vie c'est du pipo, du vide sidéral, du oualo, du néant, qui pourrait même enrhumer la machine qui enregistre tout quelque part aux States! «Moi et mes données, c'est une perte de temps et d'énergie». Quand je lui dis que dans certains endroits dans le monde, il y a presque une caméra par individu, un zoom en continu sur la vie des gens, le driver pète littéralement un fusible. Il en perd le reste du Nord qui lui restait dans la cohue casablancaise. Et oui, mon pote, tout est filmé 24 sur 7, ad vitam aeternam, à moins d'une catastrophe mondiale comme dans la série «Revo-lution» de J. J. Abrams. D'ailleurs en évoquant Mr Abrams, j'informe mon ami, féru de téloche que ce dernier a produit une série qui traite du même sujet de la surveillance mondiale intitulée, «Person Of Interest», et qu'il devrait la voir, pour se familiariser avec sa nouvelle vie, d'homme qui compte, dans la sphère invisible de la toile. Le chauffeur de taxi me répond du tac au tac : «Tu sais quand je vois autour de moi les gens étaler leur vécu sur les réseaux sociaux, je me dis qu'ils sont à côté de la plaque et que le vide qui les ronge est tel qu'ils sont obligés de tout déballer, de tout dégoupiller le vrai et le faux juste pour avoir l'impression d'exister. Et là, depuis ce reportage sur Arte, je me dis à moi-même que je suis en prison, comme plusieurs autres milliards sur cette terre. Ma vie n'est pas tout à fait la mienne, et je ne suis pas si libre que je le pensais. Peut-être même que je ne suis pas du tout libre et que ma vie n'est qu'illusion».