Il est bon de donner un éclairage historique aux événements qui bouleversent, dans le bon sens, les sociétés tunisienne et égyptienne. Le 11 février 2011, le peuple égyptien a imposé sa volonté souveraine. Le peuple tunisien avait fait de même quelques jours auparavant. Le capital culturel d'un pays consiste justement à se servir des expériences du passé pour mieux comprendre le présent. Cette date du 11 février 2011 nous ramène à la date du 21 février 1947. En ce dernier jour, les étudiants égyptiens se sont soulevés contre le colonialisme britannique, en concertation avec les étudiants indiens. L'armée d'occupation avait tiré, faisant cinq cents morts. Il y eut trois fois plus de morts en Inde. L'Union Internationale des étudiants, dont le siège était à Prague a fait du 21 février, la journée mondiale anticolonialiste. Cette journée a été célébrée, chaque année, dans le monde entier. Elle a été une formidable caisse de résonance de la lutte des peuples pour leur émancipation. Les étudiants égyptiens et indiens ne sont pas morts en vain. Cependant, les étudiants des pays colonisés étaient très minoritaires en nombre. Les populations de ces pays étaient illettrées à 90%. Il y a un changement de décor complet le 11 février 2011. Les jeunes de 20 à 40 ans qui ont fait l'événement sont alphabétisés à 70%. Ils ont des revendications de personnes qui maîtrisent l'information politique et qui disposent d'outils d'analyse performants. D'où le succès immédiat de leur intervention contre des régimes passéistes, sans ossature légitime. Ceci est la première grande différence avec le 21 février 1947. La conséquence en est l'effondrement de la capacité de nuisance de l'obscurantisme religieux. Il est bon d'en donner, ici aussi, l'éclairage historique. Le mouvement des frères musulman est né en 1928. Il s'est rangé d'emblée du côté des Britanniques. Ce mouvement, en effet, luttait pour la suppression de tous les partis, pour la dissolution du parlement et l'interdiction des élections comme moyen de gouvernement. Ce programme était désiré aussi par les autorités du protectorat, qui entendaient par là perpétuer leur présence sur le sol égyptien. Le mouvement des Frères Musulmans a dominé la scène politique égyptienne jusqu'au 11 février 2011. Mais il a connu une première scission en 2004. Une partie des Frères s'est constituée en parti appelé Wasat (Le centre). Son programme rejoignait celui des libéraux : multipartisme, élections, justice. Dès sa constitution, ses fondateurs ont été envoyés en prison aux applaudissements de leurs anciens camarades. Ils ont subi, depuis lors, cette double hostilité. En plus de cette scission, les Frères ont été perçus, à tort ou à raison, comme ayant inspiré la politique talibane en Afghanistan et la politique extrémiste au Soudan qui a conduit à la partition du pays. Nous savons que ce qui se passe en Egypte a nécessairement une influence dans les autres pays arabes. L'extrémisme religieux n'a pas participé de façon significative à la rupture égyptienne. Sa présence n'a pas été signalée dans les autres mouvements arabes de protestation. Un autre enseignement devrait être tiré de l'expérience du passé. En 1952, une première révolution a chassé les Britanniques de l'Egypte. Le colonel Nasser a mené une lutte très dure contre les frères Musulmans, allant jusqu'à pendre leur idéologue principal, Sayed al-Qutb. Cependant, au nom du nationalisme arabe, l'Egypte a fait preuve de romantisme révolutionnaire en ne tenant pas compte des contraintes stratégiques des pays puissants. C'est ainsi que l'Egypte a soutenu militairement la guérilla du Dhofar, celle-ci conduite par un front populaire du Golfe Arabique occupé. Le Dhofar a une frontière commune avec l'Arabie Saoudite. L'intervention militaire égyptienne a provoqué la réaction militaire des Britanniques et des Iraniens. L'affrontement a duré de 1964 à 1975 et s'est terminé par la défaite des militaires égyptiens. Cette équipée a donné naissance à «Warda», un très beau roman de l'écrivain égyptien Sonallah Ibrahim. Cette agressivité romantique doit être examinée de nos jours comme porteuse de leçon. Les Arabes sont au nombre de 300 millions. Ce poids démographique pèse peu au regard de la mondialisation. Pour être crédibles, les Arabes doivent s'adosser au milliard de Musulmans. Or, si l'Egypte est l'épicentre du monde arabe, l'Arabie Saoudite est l'épicentre du monde musulman. Et celui-ci veille à la sauvegarde des deux harams comme sur la prunelle de ses yeux. L'Arabie Saoudite en est la gardienne. Elle a la tache ingrate d'accueillir chaque année les dizaines de millions de pèlerins qui viennent accomplir leurs obligations religieuses. Il serait dangereux de sous-estimer leur volonté de vivre en paix dans les deux villes sacrées de l'Islam. Il ne faut pas perturber la bonne marche des pèlerinages. Et pour cela, il ne faut pas perturber les frontières de l'Arabie Saoudite. A ce titre, les sept cent mille Bahreinis se livrent à un jeu dangereux. Ils sont à la frontière du pays des deux harams. Leurs revendications légitimes devraient en tenir compte. Il est tout à fait normal qu'ils revendiquent leurs droits et les autorités de Bahrein devraient les satisfaire. Cependant, ils ne devraient pas chercher à bousculer l'équilibre de la région en demandant un changement de régime qui, au surplus, ne leur apportera rien ce bien significatif. L'Arabie Saoudite doit avoir la paix à ses frontières pour le plus grand bénéfice d'un milliard de Musulmans. Il faut laisser l'Arabie Saoudite aller à son rythme. Car la démocratie arabe ne se fera pas contre un milliard de Musulmans. Les frémissements heureux qui parcourent les sociétés arabes sont d'excellents indicateurs d'un monde meilleur. Le développement économique est une tâche ingrate, difficile, non romantique, qui requiert un consensus entre les rapports de force internes. Il demande une concentration culturelle interne très forte pour construire un projet de société qui, sans satisfaire tout le monde, contente une majorité capable d'entraîner le peuple. Cette tâche est prioritaire, elle est le but suprême de toute société. Il est encore trop tôt pour se prononcer sur le devenir de ces frémissements heureux ; mais l'économie est une science lugubre dont les contraintes sont indépassables. La Tunisie comme l'Egypte semblent avoir des comptes macro-économiques apparemment stables. C'est une chance. Il faudrait faire l'économie d'une dérive vers les déficits et l'endettement publics. Ils enrichissent les riches et sont remboursés par les pauvres. Concrétiser l'accès de tous les citoyens au marché pour éviter les maffias, favoriser l'investissement privé pour soulager le contribuable, l'activité est peu exaltante. Elle est cependant nécessaire, sans gage de succès. Le fellah est un sage économiste. Sans attendre la pluie, il trace son sillon dans son maigre champ, avec un araire délabré. Malgré son extrême sophistication, l'économie n'est rien d'autre que l'araire du fellah. C'est pourquoi, il faudrait éviter la recherche d'un bouc émissaire pour camoufler les difficultés. Il faut savoir respecter le cœur religieux de la planète musulmane. C'est une des conditions de la réussite. Et tout échec peut être le gage d'un succès futur.