L'homme qui vient de décéder avait la stature d'un homme d'Etat. Il a été l'un des trois personnages clés des débuts de l'indépendance, les deux autres étant le Prince Moulay Hassan, futur roi, et Mehdi Ben Barka. Tous trois sous l'égide de Mohammed V. Le 20 mars 1955, Mahjoub Ben Seddik procède à la création de l'Union Marocaine du Travail, dans une maison du Boulevard de Suez. Le lieu est symbolique : il est la matrice de la résistance ouvrière de Casablanca. L'année est symbolique : elle est celle de la Conférence de Bandoeng (18 au 24 avril 1955) qui donnera un cours irréversible à la décolonisation des peuples sous tutelle. Mohammed V revient de l'exil le 16 novembre 1955. Mahjoub Ben Seddik reçoit en héritage une classe ouvrière minée par la famine, la tuberculose, le trachome, la teigne ; de surcroît épuisée par sa résistance combative à l'oppression coloniale. Il en fera l'épine dorsale de la future classe moyenne marocaine. Pour cela, il sort des sentiers battus. Depuis Bandoeng, en effet, la mode est à l'indépendance sous l'égide d'un parti unique auquel obéissent les organismes étatiques tandis que les organisations syndicales lui servent de relais au sein des masses. Ainsi est né le Tiers Monde, expression empruntée au démographe français, Alfred Sauvy. Mahjoub Ben Seddik n'a pas été abusé par le tiers-mondisme ; il était bien le seul. Il refusa d'être la courroie de transmission d'un parti unique. Ce n'était pas chose aisée. Il prônait l'indépendance du syndicat. Il ne croyait pas à la révolution. On le lui a assez reproché. Il avait les moyens de paralyser la vie économique du pays. On lui demandait de le faire. Il ne l'a pas fait. Sa préoccupation était le niveau de vie des travailleurs et il entendait se battre pour l'améliorer de façon importante. Il a fallu implanter le syndicat dans les entreprises et s'imposer sur le plan international. L'UMT adhéra aussi bien à l'organisation internationale d'obédience communiste qu'à celle d'inspiration américaine. Mahjoub Ben Seddik était terriblement pragmatique. Les conditions du travail syndical étaient très difficiles ; une loi promulguée en 1963, interdisait les augmentations de salaires générales ou sectorielles sans l'accord préalable du gouvernement qui ne le donnait jamais sans y être contraint par la grève. Mais Mahjoub Ben Seddik entendait réussir sa mission sans l'aide des pouvoirs publics. Il les jugeait trop impuissants pour favoriser les hausses de salaires des travailleurs. Il préférait un tête à tête avec les entreprises, qu'elles soient publiques ou privées. C'est ainsi que se révéla la capacité de négociation des cadres de l'UMT. Ils savaient s'abstenir quand l'état de l'entreprise ne permettait pas des avancées sociales. De la sorte, le syndicat devenait un partenaire incontournable du chef d'entreprise. La hausse des salaires était interdite, ils s'ingéniaient à passer dans les failles de la loi. Ils connaissaient parfaitement le bilan de chaque entreprise et inséraient leurs revendications dans ses résultats bénéficiaires. Ainsi, aucune loi n'interdisait les avantages en nature. Illustrons cette démarche par une approche sectorielle, celle des banques. Le syndicat a obtenu l'octroi de deux paires de chaussures par an pour les coursiers. Il a obtenu, pour les caissiers, quatre costumes par an, deux pour l'été et deux pour l'hiver. Ce sont des petits avantages, mais ils améliorent les bas salaires. Le syndicat a obtenu une prime de scolarité pour les employés dont les enfants vont à l'école ; et une grande première : les mères de famille bénéficiaient de la même prime ; ce fut une grande première et la résistance fut grande, car on considérait que seuls les hommes chefs de famille pouvaient éventuellement toucher la prime ; l'égalité de l'homme et de la femme n'était pas admise pour la prime. Le syndicat négocia aussi les congés de maternité ; c'était également une grande première. On pourrait continuer ainsi à l'infini ; car en cinquante ans, la pression de l'UMT, pour augmenter les salaires, n'a jamais faibli. Tout ceci s'est fait dans le bruit et la fureur, les pas en arrière et les pas en avant. Après avoir subi les avanies du parti unique, avec toutes les pressions et les insultes que cela comporte, Mahjoub Ben Seddik a eu à faire face à la volonté du pouvoir de domestiquer le syndicat ; cette fois-ci, il ne s'agissait plus d'en faire un relais, mais clairement de mettre fin aux avancées sociales accusées de mettre en péril la stabilité politique du pays, car ce que l'UMT obtenait par les entreprises, l'Etat n'avait les moyens d'agir de même pour les fonctionnaires. Mahjoub Ben Seddik refusa la domestication. La répression fut dure. Des cadres de l'UMT étaient enlevés, en pleine nuit, de leur domicile, au milieu de leur famille. Ils disparaissaient pendant plusieurs jours ; puis ils étaient libérés au milieu de la nuit, de préférence loin de leur domicile. Cette répression visait à les terroriser, à leur faire perdre le moral. Mais la chance était au rendez-vous. Une nuit, la descente se fit au domicile de Mahjoub Ben Seddik. C'était l'heure du dîner et l'invité principal était un syndicaliste allemand. Tout le monde fut embarqué et passa la nuit au commissariat. Le lendemain, l'Allemand fut expulsé vers Francfort. Une semaine plus tard, l'Allemand était nommé ministre de la coopération du gouvernement de la République Fédérale Allemande. Le choc fut rude au Maroc. L'UMT y gagna la paix sociale. Mahjoub Ben Seddik, une fois de plus, avait sauvegardé l'indépendance de sa centrale. Grâce à cet incident, l'UMT devenait un partenaire majeur du pouvoir politique qui lui confia la mise en œuvre de plusieurs actions sociales. C'est ainsi qu'on assista à l'ouverture de centres de vacances grâce auxquels, des travailleurs et leurs familles, par milliers, ont pu jouir de vacances à des prix en rapport avec leurs rémunérations ; c'était toujours la même politique, d'augmenter les revenus des travailleurs de manière indirecte, mais significative. L'étape suivante était beaucoup plus ambitieuse. Les œuvres sociales de la Cnss ont conçu et réalisé un ensemble de polycliniques au service des salariés. L'idée était de donner des soins de qualité à des tarifs abordables, manière indirecte d'augmenter les revenus des travailleurs. C'était une réalisation courageuse, mais périlleuse. Elle n'eut pas de suite. L'accusation de mauvaise gestion a été lancée. Mais tout économiste sait que la mauvaise gestion est la loi générale de toute entreprise. Mener une équipe ne signifie pas nécessairement ramer dans le même sens. La gestion est une science humaine, non une science exacte. Et le rôle du dirigeant n'est pas tant de bien gérer que de savoir redresser les erreurs de gestion inévitables. Un grand projet social mérite de la considération. Les historiens des faits économiques et sociaux ne peuvent pas se contenter de suivre les cours de bourse et les relations familiales des détenteurs de capitaux. Il y a plus. Au-delà des discours du 1er mai, il y a les réalités sociales. Mahjoub Ben Seddik a été l'artisan tenace, opiniâtre de l'émergence d'une classe sociale de salariés, principalement issus du secteur privé, armés de leurs droits, influençant irréversiblement la société. Cependant, cette classe sociale salariale est en danger. Depuis plusieurs années, l'endettement bancaire a remplacé les avantages sociaux. On sait aujourd'hui ce que l'endettement bancaire coûte aux salariés américains. Cet exemple est à méditer.