Driss Chraïbi, figure emblématique de la littérature marocaine d'expression française. Il fait partie de la génération de ceux qui battent en brèche et sans concession les stéréotypes et les pesanteurs sociaux. Il s'est fait connaître par ses deux premiers romans, Le Passé simple (1954) et Les Boucs (1955) d'une violence rare, et qui engendrèrent une grande polémique au Maroc, en lutte pour son indépendance. Le Passé Simple, premier roman semi autobiographique, décrit la révolte d'un jeune homme entre la grande bourgeoisie marocaine et ces abus de pouvoir tel qu'incarné par son père, « le Seigneur » et la suprématie française dans un Maroc colonisé qui essentialise et restreint l'homme à ses origines. Le livre est organisé à la manière d'une réaction chimique, science que l'auteur étudia d'ailleurs en France. À travers la bataille introspective que se livre le protagoniste, Driss de nom, le lecteur assiste à une critique vive du décalage entre l'islam idéal révélé dans le Coran et la pratique hypocrite de l'islam par la classe bourgeoise d'un Maroc de 1950, de la condition de la femme musulmane en la personne de sa mère et de l'échec inévitable de l'intégration de marocain dans la société française. Ce dernier point sera renforcé en 1979 alors que Chraïbi publiera la suite de ce livre, Succession ouverte, où le même protagoniste, rendu malade par le caste que représente son statut et son identité d'immigré, se voit obligé de retourner à sa terre natale pour enterrer le Seigneur, feu son père. C'est une critique plus douce, presque mélancolique, cette fois que proposera Chraïbi, mettant en relief la nouvelle réalité française du protagoniste avec la reconquête d'un Maroc quitté il y a si longtemps. Dans Les Boucs, Driss Chraïbi critique le rapport de la France avec ses immigrés, travailleurs exploités qu'il qualifie de « promus au sacrifice ». C'est le premier livre qui évoque dans un langage haché, cru, poignant, le sort fait par le pays des Lumières aux « Nord-Africains ». Suivent deux romans épuisés aujourd'hui. L'Âne, dans le contexte des indépendances africaines, prédit avant tout le monde leur échec, les dictatures, «ce socialisme de flics». La Foule, également épuisé, est une critique voilée du Général de Gaulle. Le héros est un imbécile qui arrive au pouvoir suprême car la foule l'acclame dès qu'il ouvre la bouche, à son grand étonnement. Une page se tourne avec la mort de son père, Haj Fatmi Chraïbi, en 1957. L'écrivain, en exil en France, dépasse la révolte contre son père et établit un nouveau dialogue avec lui par-delà la tombe et l'océan. Ce sera Succession Ouverte. Un deuxième Passé Simple pose la question qui le hantera jusqu'à ses derniers jours : “Cet homme était mes tenants et mes aboutissants. Aurons-nous un jour un autre avenir que notre passé ?” Question qu'il étendra à l'ensemble du monde musulman. La Civilisation Ma Mère tente d'y apporter une réponse. Le fils aide sa mère à se libérer du carcan de la société patriarcale et à trouver sa propre voie. C'est la première fois que la question de la femme est évoquée dans la littérature marocaine. Viennent ensuite La Mère du Printemps et Naissance à l'Aube. Driss Chraïbi y narre de façon magistrale la chevauchée des cavaliers arabes venus apporter l'islam en Occident, l'intégration de l'islam par les Berbères, puis la construction de l'utopie en Andalousie. Un monde où Arabes, Berbères, Juifs vivent côte à côte à la recherche de l'idéal. Dix ans après, l'écrivain « accouche » de l'Homme du Livre, qu'il décrit comme «l'œuvre de sa vie». Le héros n'est autre que le prophète de l'islam Mahomet pendant les trois jours qui ont précédé la Révélation. Ici le roman côtoie la poésie, la poésie côtoie le sacré. On voit un homme seul face à lui-même, luttant pour accéder à la Vérité. Le livre s'achève quand la Révélation commence. C'est ensuite la série des Inspecteur Ali qui avait débuté avec Une enquête au pays. L'inspecteur Ali est une sorte d'alter ego de l'écrivain, qui mène des enquêtes décapantes, hors normes, au Maroc puis à l'étranger. Ainsi, à travers ce qui semble être des polars à première vue, Driss Chraïbi dénonce les travers du Maroc et de l'Occident, mais sur un ton plus ironique. Enfin viennent les Mémoires. Lu, Vu, Entendu décrit son enfance au Maroc, le colonialisme, le lycée français, la Deuxième Guerre Mondiale, l'arrivée des Américains à Casablanca pour s'achever sur son arrivée en France. Il en profite pour remettre les pendules à l'heure concernant la relation avec son père qu'une certaine lecture à sens unique du Passé Simple a toujours supposé et enseigné. Dans le deuxième volet des Mémoires, Le Monde à Côté, il raconte sa vie d'écrivain et sa vie privée d'une façon apaisée. Son dernier livre, L'Homme qui venait du Passé, est une nouvelle enquête de l'inspecteur Ali, mais sur la mort d'Oussama Ben Laden à Marrakech. Il y tente une dernière fois de répondre à sa question fondamentale : «Aurons-nous un jour un autre avenir que notre passé ? ». Le livre s'achève par l'assassinat de l'auteur par l'inspecteur Ali. Driss Chraïbi s'est éteint à 80 ans, dimanche 1er avril 2007 dans la Drôme où il résidait depuis 1988. Il emporte avec lui le secret du livre qu'il était en train d'écrire qui demeurera à jamais un mystère. Il repose désormais à Casablanca, au Cimetière des Chouhada, à côté de son père comme il le souhaitait.