Les zones de frontière sont souvent des endroits conflictuels. L'enclave espagnole de Melilla, minuscule territoire coincé entre la Méditerranée et le Maroc, peut-être plus que d'autres encore: seule frontière terrestre avec l'enclave-soeur de Ceuta entre la misère de l'Afrique et la richesse de l'Europe, elle est aussi un point de friction récurrent entre les royaumes des deux bords de la Méditerranée. L'épineux dossier de Melilla sera donc à nouveau au coeur de la visite qu'effectue lundi à Rabat le ministre de l'Intérieur Alfredo Perez Rubalcaba, attendu par son homologue marocain Taïeb Cherkaoui. A l'automne 2005, Ceuta et Melilla avaient connu une crise grave: pendant deux semaines, des milliers de clandestins d'Afrique subsaharienne s'étaient rués à l'assaut des barbelés côté marocain, dans l'espoir de forcer le passage vers l'Europe. Plusieurs d'entre eux furent tués et le conflit provoqua une forte tension entre Madrid et Rabat, qui revendique la souveraineté sur les deux enclaves. Aujourd'hui, c'est une querelle plus ancienne et récurrente qui connaît une nouvelle flambée paroxystique. Chaque jour, plus de 30.000 Marocains entrent dans ce petit morceau d'Espagne qu'est Melilla, pour y travailler à des emplois de misère, vendre ou acheter, essayant d'améliorer leur quotidien, dans cette proximité entre deux mondes qui alimente contrebande et trafics en tous genre. La crise de l'été a été déclenchée par un nouvel épisode de brutalités de la part des policiers espagnols à la frontière, accusés de racisme. Rabat s'en est officiellement plaint, accusant aussi les garde-côtes espagnols d'avoir abandonné à leur sort des clandestins en difficulté en mer. Ce que le gouvernement socialiste de José Luis Zapatero a démenti. Du coup, ces dix derniers jours, à deux reprises, des militants marocains ont bloqué l'entrée de produits frais -poisson, fruits et légumes- à Melilla, très dépendante du Maroc pour ces produits ainsi que pour les matériaux de construction, ciment et briques. Mercredi dernier, la querelle a connu un répit inattendu, les manifestants s'engageant à respecter une "trêve" et à laisser passer les camions jusqu'à la fin du ramadan, en septembre, officiellement pour permettre aux musulmans de Melilla de jeûner sans encombre. On craint donc désormais un nouveau refroidissement dans une relation bilatérale malaisée mais cruciale, Maroc et Espagne travaillant ensemble sur les dossiers sensibles de la lutte contre le terrorisme, le trafic de drogue et l'immigration clandestine. "Ce serait aller trop loin que de parler d'une crise diplomatique", a tempéré le ministre espagnol des Affaires étrangères Miguel Angel Moratinos, jugeant l'affaire close. Reste que Madrid dépêche aujourd'hui son ministre de l'Intérieur à Rabat, alors que le chef de l'opposition espagnole José Maria Aznar a mis de l'huile sur le feu en se rendant à Melilla, accusant Zapatero de mal gérer l'affaire. C'est à l'époque du gouvernement Aznar, en 2002, que la relation hispano-marocaine a connu sa crise récente la plus grave, autour de l'ilôt inhabité mais contesté de Persil (Leïla pour les Marocains), seule l'intervention de Washington permettant de régler le différend. Si les escarmouches à la frontière de Melilla sont monnaie courante, cette fois les autorités du royaume chérifien ont favorisé l'escalade, estiment les habitants de Melilla. Pour quelles raisons, les hypothèses les plus variées circulent, la principale étant de faire pression sur Madrid pour qu'elle prenne position dans le dossier épineux du Sahara-Occidental, son ancienne colonie. Dans un régime autoritaire comme le Maroc, quelques dizaines de manifestants n'auraient jamais pu bloquer le trafic de marchandises à une frontière internationale sans l'accord tacite de la police, qui a laissé faire. Pour beaucoup, c'est là une méthode classique de la diplomatie marocaine: provoquer une crise, attendre et voir, et espérer tirer profit de sa résolution. "Ils sèment la confusion, n'éclaircissent rien, laissent les choses en suspens et rendent tout le monde cinglé", résume Bernabe Lopez, professeur d'histoire de l'Islam moderne et spécialiste du Maghreb à l'université de Madrid. Melilla est une ville paisible de 70.000 habitants, aux avenues pimpantes et bien entretenues, mais elle peut être également étouffante: on la traverse en 30 minutes de marche, elle ne s'étend que sur 12km carrés, elle est coupée du monde et ne compte que deux cinémas... Côté marocain, dans la poussière et la pauvreté de Beni-Ensar, la différence est telle qu'il n'y est même pas la même heure: Melilla vit en effet à l'heure espagnole, soit avec deux heures d'avance sur le Maroc... Ce qui oblige entre autres les milliers de Marocaines employées comme domestiques dans l'enclave à se lever deux heures plus tôt pour être à temps au travail. Si les frontaliers sont nombreux à se plaindre du racisme et des mauvais traitements de la part de policiers espagnols, souvent nerveux et mal-formés, qui ne parlent ni arabe ni shelha, le dialecte berbère de la région, ils sont pourtant divisés sur la question de voir revenir l'enclave dans le giron marocain. Comme l'explique Hassan Belcaïd, 30 ans, qui travaille dans une agence de voyages à Beni-Ensar, si Melilla devenait marocaine, elle deviendrait rapidement aussi pauvre que sa voisine... Et ne serait plus une source d'emploi et de biens de consommation pour les Marocains. Melilla compte 30% de musulmans, dont les origines remontent de l'autre côté de la frontière. Eux non plus ne veulent pas voir leur enclave devenir marocaine: "Nous nous sentons espagnols, nous sommes espagnols", assure Youssef Kadour, président de l'association des commerçants musulmans de Melilla. AP