Entretien avec la réalisatrice et scénariste française, Julia Ducournau Propos recueillis par Mohamed Nait Youssef Talentueuse. Julia Ducournau a eu la Palme d'Or pour son film «Titane». C'était en 2021. Elle est devenue ainsi la deuxième réalisatrice de l'histoire du Festival de Cannes à recevoir cette prestigieuse récompense. Très exigeante dans sa démarche, la réalisatrice et scénariste explore des zones du non-dit dans son cinéma. En effet, le corps occupe une place importante dans son travail. Julia Ducournau est venue rencontrer le public du Festival International du Film de Marrakech pour la première fois. Une occasion pour découvrir son cinéma et sa façon de voir le monde. Les propos. Al Bayane : C'est votre première participation au Festival International du Film de Marrakech. De prime abord, que représente cette grand-messe cinématographique pour vous ? Julia Ducournau : Beaucoup d'ébullition, beaucoup de stimulation, beaucoup de jeunesse. C'est une expérience à vivre parce que c'est un festival qui attire les gens qui viennent de différents pays du monde. Ce que je trouve formidable, c'est que cet événement me donne l'occasion de rencontrer les collègues, le public afin de parler de notre métier. C'est aussi une occasion de rencontrer les jeunes talents parce que c'est un festival du premier et du second film. Ça me parle beaucoup parce que j'ai fait deux films. Je trouve ça formidable surtout le fait de mettre les jeunes auteurs et réalisateurs à l'honneur. C'est un énorme tremplin pour eux. J'ai hâte de rencontrer le public lors de la conversation. On m'a dit que c'est un public jeune. Après votre film « Titane » qui a eu la Palme d'Or en 2021, cette récompense a eu un impact sur votre façon de voir les choses et votre démarche de cinéaste et scénariste ? A votre avis, ce genre de prix servent-ils à quelque chose ? C'est dur à dire parce que ce n'est pas un prix. C'est difficile d'intégrer le fait qu'on a la Palme d'Or. Moi, je continue mon bout de chemin. Ce n'est pas comme si rien n'était, mais j'essaie de ne pas poser cette question que vous venez de me poser. Là, je suis en train d'écrire mon premier film. C'est un projet que j'ai en tête depuis avant la Palme d'Or. Je continue d'intervenir sur des séries. Au niveau de mon travail, je pense que pour mon bien-être, il vaut mieux que je n'y pense pas. La question du corps occupe une place centrale dans votre œuvre cinématographique. Vous êtes également influencé par Pasolini, Francis Bacon, Gronenberg dont les œuvres sont hantées par la question du corps et de la chair. Pourquoi cet intérêt si particulier au corps ? Pour moi, l'univers de Pasolini, Bacon, Gronenberg... est mon panthéon. Ce sont des gens qui m'ont inspirée davantage. En effet, cet intérêt est extrêmement humaniste en premier lieu. Je pense que reconnaitre la fiabilité du corps, c'est lutter contre les injonctions sociales parce que la fiabilité du corps, c'est-à-dire les accidents du corps, la mortalité du corps, le fait qu'il soit toujours imparfait, il est toujours sur le point de nous lâcher, il y a quelque chose de très vulnérable là dedans qui permet la communication avec l'autre, qui permet de ne pas se sentir seul aussi. Je dis ça contre les injonctions sociales permanentes qui nous disent d'avoir une façade, qui nous disent d'avoir l'air sûr de nous, et qui minimisent énormément la communication entre nous, entre les êtres. Par ailleurs, les injonctions qui sont liées au genre minimisent encore plus la communication entre les êtres. Tout ça c'est une réduction de nos rapports et de notre communication. Alors que penser au corps pour ce qu'il est, en dehors de tout genre, en dehors de tout rapport social, mais juste dans notre peur de nous, de nos propres corps, je pense que c'est ça rentrer en contact avec le monde. C'est ainsi que je lis les œuvres des trois artistes que vous avez cités. Vous dites que vos personnages sont plutôt marginalisés et non à la marge. Pouvez-vous en dire plus, surtout quand vous imaginez ou écrivez vos personnages ? Comment réfléchissez-vous à leur avenir dans l'œuvre ? C'est une bonne question parce que évidement, ça ne se fait pas d'un coup. Ce n'est pas une idée qu'on a comme ça, et on se dit par la suite : c'est génial ! Ce n'est pas une question facile, mais quand je pense à un personnage, je me dis : comment est-ce qu'on vit comme ça ? Comment mon personnage survit et comment moi je vais pouvoir lui donner vraiment une vie. Les personnages qui m'intéressent, ce sont des personnages qui ne sont pas loin de nous quitter. J'essaie de comprendre comment ils ont su arriver là, et comment dans ma narration faire en sorte qu'ils redeviennent humains. Vous avez un rapport très particulier avec l'écriture qui était votre passion depuis votre jeune âge. À vrai dire, peut être, il y avait ce rêve de devenir écrivaine à un certain moment de votre vie. Parlez-nous un peu de ce rapport entre l'écriture scénaristique et l'écriture cinématographique. En d'autres termes, porter des mots à l'écran est une tâche qui n'est pas assez facile. Ce n'est pas assez facile. C'est extrêmement difficile comme travail, notamment l'écriture d'un scénario. Après c'est le même geste parce qu'il n'y a pas le temps de l'écriture et le temps du tournage et de la postproduction. Pour moi, c'est le même geste de raconter la même histoire, mais juste par couche en y allant toujours un peu plus profondément, en essayant de plus en plus d'échapper à la facilité. Il faut toujours questionner, tout le temps. Pour moi, c'est le même geste. Du coup, mes scénarios sont très visuels. L'écriture scénaristique me convient beaucoup mieux parce que je vois la scène exactement dans ma tête, je vois la lumière, les costumes, la musique que je veux, le son. La seule chose que je n'écris pas dans mon scénario, c'est la caméra. Il faut que le scénario soit un document qui nous émeuve et nous fasse sentir quelque chose. Il n'y pas de dissociation, c'est juste raconter une histoire. En parlant de la lumière, nous sommes dans cette cité ocre et lumineuse. En fait, dans vos films, on trouve cette lumière qui jaillit de la noirceur, ces zones du non-dit où les projecteurs sont braqués. Pourquoi un tel choix ? Je lutte beaucoup contre mes propres peurs, c'est-à-dire la peur de ne pas y arriver. Il y a toujours ce sentiment de peur de comment on va être perçu par le reste du monde. J'essaie de m'en affranchir. Je ne dis pas que c'est facile, c'est un effort que je fais tout le temps quand j'écris. C'est un vrai travail sur soi. Vous avez écrit vos deux films à Rome. Et si vous écriviez un autre à Marrakech ? (Rires) J'aimerai bien ! C'est la raison pour laquelle je vais autant à Rome parce que je connais très bien cette ville et que je me sens chez moi. C'est une ville que je connais très bien. C'est la maison. Si Marrakech devient comme ma maison, alors là j'aimerai bien écrire un film dans cette cité. Accroches : « Les injonctions qui sont liées au genre minimisent encore plus la communication entre les êtres. » « Il faut que le scénario soit un document qui nous émeuve et nous fasse sentir quelque chose. Il n'y pas de dissociation, c'est juste raconter une histoire. » « Les personnages qui m'intéressent, ce sont des personnages qui ne sont pas loin de nous quitter. »