A la mémoire du diplomate, intellectuel et poète, feu Thami Afailal Les espagnols de Tétouan à travers les sources locales 1860-1923 Par Youssef AKMIR Enseignant chercheur à l'Université Ibn Zohr, Agadir Première partie Le présent travail a été réalisé dans le cadre de la même ligne de recherche que nous soutenons sur l'image de l'Espagne et des Espagnols au Maroc entre 1860 et 1923[1]. Nous avons tenté de traiter la même question dans d'autres travaux dans lesquels on a insisté sur les éléments qui composent cette image et les raisons pour lesquelles elle est abordée de cette façon. L'importance que suppose le fait de pénétrer dans la mentalité marocaine de l'époque pour en extraire des commentaires éphémères qui constatent le caractère varié et hétérogène de l'image des Espagnols a été la raison qui nous a resservi de guide pour développer le présent travail. Nous nous sommes retrouvés face au besoin d'apprécier attentivement la façon de formuler la conception d'un proche voisin dont les comportements et coutumes étranges réussissaient à surprendre la population locale ; un voisin qui, des fois, leur déclare la guerre, envahit leurs territoires et d'autres, se vante de se présenter comme protecteur légitime, porteur de la stabilité et de la civilisation. Nous avons tenté de traiter la dualité qui caractérise si bien la perception des Espagnols du point de vue des Marocains à partir de réflexions et de témoignages de personnes qui ont vécu cette époque, c'est-à-dire des acteurs vivants et actifs situés dans le cadre historique objet de la présente étude. Pour cela nous avons sélectionné un ensemble de textes, écrits à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Leurs auteurs étaient des personnages de différente formation intellectuelle et idéologique qui ont maintenu diverses attitudes face aux différents faits historiques de l'époque. Leurs opinions permettent d'élaborer une conception générale de ce qu'était la conscience collective marocaine et du mode dont ladite conscience a perçu la présence impérialiste espagnole au cours du XIXe et du XXe siècle. 1859-1862: la Guerre d'Afrique et la perception marocaine de l'invasion de Tétouan C'est dans ce contexte qu'a lieu le premier choc hispano-marocain de l'ère contemporaine, la Guerre d'Afrique ou Guerre de Tétouan, selon la dénomination de l'historiographie marocaine, sur laquelle les personnages de l'époque ont émis des opinions diverses. De ce moment marqué par les chroniques de guerre et par une invasion qui durera deux ans, j'ai essayé d'extraire ce que l'on pensait de l'Espagne et des Espagnols dans la ville de Tétouan, à partir de deux sources marocaines de l'époque. Toutes les deux apportent des informations de grand intérêt historiographique sur ce fait de guerre. Le premier témoignage est extrait du journal personnel « Al-Kounnach » de l'érudit et poète tétouanais Sidi Mfedal Afailal ; le deuxième est d'un auteur anonyme[2]. Dans les mémoires d'Afailal nous trouvons des impressions et des récits qui nous permettent de nous faire une idée sur l'impact suscité à Tétouan par la déclaration de la guerre et l'invasion de la ville. Mefedal Afailal[3] commence par noter dans ses mémoires les prétentions de l'Espagne vis-à-vis de Tétouan. Afailal, parent du Khatib, était le représentant du Sultan à Tanger, qu'il visitait souvent et dont il obtenait des informations au sujet de l'attitude diplomatique de l'Espagne, ainsi que du souverain marocain[4]. L'avancée de l'armée espagnole, depuis Ceuta jusqu'aux environs de Tétouan, et la réaction de la population autochtone sont minutieusement notées dans le journal d'Afailal. Il raconte les premières rumeurs sur une supposée invasion militaire espagnole de Tétouan comme suit : « Le dimanche 26 du premier mois de Rabia, la nouvelle de la guerre contre les Espagnols, qu'Allah les détruise, a été annoncée dans les souks de Tétouan. Le 29 du premier Rabia de l'an 1276, Mohammad el-Khateb a envoyé, depuis Tanger, un écrit aux notables de Tétouan leur communiquant que les chrétiens s'apprêtaient à envahir Tétouan, dans un délai maximum d'un jour ou deux, et a donné des ordres pour fournir des armes suffisantes à la population. Mais ses ordres n'ont pas été respectées et la plupart des gens n'ont pas trouvé de quoi se défendre ».[5] Afailal consacre une grande partie du « Kounnach » à la description du déploiement militaire espagnol, aux affrontements armés, à la faiblesse de la harka marocaine et à ses carences infrastructurelles, à l'insouciance des habitants de Tétouan face à l'imminente invasion militaire espagnole, ainsi qu'à décrire le contexte dans lequel a été élaboré l'accord de paix de Wad-Ras. Tout d'abord, il y a lieu de dire que la méticulosité avec laquelle Afailal décrit les faits observés est impressionnante. Si l'on y ajoute la neutralité dont il fait preuve pour critiquer certains évènements concernant la réaction marocaine face au conflit, nous parlerions de l'un des auteurs de l'historiographie extra-officielle marocaine. Il se réfère ainsi au déploiement militaire espagnol : «Les chrétiens sont partis de Ceuta et se sont installés à Dar Bida, qui était une maison très grande avec une mosquée à ses côtés. Elle a été construite par le Pacha Ahmed Rifi lorsqu'il a voulu diriger sa campagne contre Ceuta. Cela a été annoncé le même jour à Tétouan [...]. Lorsque les musulmans sont partis les combattre, ils n'ont affronté que quelques unités de leur armée tandis que les autres restaient aux endroits déjà occupés. Leurs blessés sont transportés dans des carrosses (l'auteur était surpris). Cela n'était pas le cas dans les rangs musulmans. Car certains ont dû porter dans leurs bras les membres de leur famille blessés jusqu'au lieu de la congrégation ou les abandonner sur le champ de bataille. Au cours de l'après-midi, la défaite des musulmans a été confirmée, ils se sont mis à courir fuyant l'ennemi sans même emporter les morts ou les blessés.» [6] Sa description des combats est extrêmement intéressante : « L'ennemi a lancé ses bombardements quatre mille fois et a réussi à démolir la tour d'ivoire où deux combattants sont morts et six ont été blessés. Alors la ville tremblait rien que d'entendre le bruit causé depuis les navires par de tels bombardements ; que Dieu fasse que l'on n'ait pas à affronter ceux qui les lançaient sur terre firme. Le 13 du premier Joumada de l'an 1276, des musulmans et des chrétiens se sont affrontés sur l'emplacement de Dar Bida. Il s'est agi d'une journée de lutte très acharnée car les musulmans ont résisté aux attaques [ennemies] du lever jusqu'au coucher du soleil, perdant dans leurs rangs quarante-sept morts et soixante-douze blessés. Les tireurs kabyles qui ont participé à cette bataille se sont cachés derrière les rochers et les arbres, tandis que les chrétiens les poursuivaient par rangées comme s'il s'était agi de structures, faisant tomber tous ceux sur qui ils tiraient. Ce jour-là il n'y a pas eu de d'altercation [de cavaliers] car on a employé l'armement lourd. Mais les canons chrétiens n'atteignaient que les spectateurs (...). Car dans le camp des musulmans les Kabyles étaient les seuls à guerroyer, alors que les autres étaient là en tant que spectateurs. » [7] Sa description des moments d'angoisse vécus par Tétouan n'est pas moins intéressante, bien qu'il ait durement critiqué l'apathie et le manque d'enthousiasme patriotique de ses habitants : « L'angoisse s'est emparée de la ville, surtout après que les hommes aient refusé de porter secours aux Tétouanais, qui cette année-là les ont empêchés de sortir des céréales de la ville, alors qu'ils en avaient d'entreposées dans plusieurs cachots bondés et sept barques ; ils ont donc continué de s'abstenir jusqu'à ce que le Sultan leur envoie un écrit dans lequel il leur ordonnait de prêter leur aide aux habitants de Tétouan... le 15 du deuxième Rabih, les Notables et les Ulémas de Tétouan se sont rassemblés pour exprimer leur inquiétude vis-à-vis des chrétiens. [Après avoir parlé de la guerre] ils se sont mis d'accord sur ce que les seuls qui combattraient les chrétiens seraient les hommes des tribus kabyles voisines. Dans le cas où ceux-ci seraient vaincus, les Notables négocieraient la paix avec les chrétiens et les laisseraient gouverner. En entendant cela, je me suis dit que le moment était venu de faire sortir ma famille et mes parents de la ville... Lorsqu'il a vu que l'agitation s'emparait de la ville, le Chérif Sidi Abdessalam Ben Raisun a proposé à sa population d'évacuer les enfants et les femmes et de les déplacer au territoire kabyle de Beni Hozmar. Mais certains qui avaient pour but de se rendre aux chrétiens lui ont dit que ni nous ni nos femmes ne pouvons nous rabaisser à supporter la vie des paysans. Que nos familles restent en ville pour que les hommes sachent mourir pour les défendre. Quelques vauriens ont même osé avertir que les maisons de ceux qui abandonneraient la ville seraient détruites et leurs biens saccagés. C'est alors que des gardes ont été postés aux portes de la ville et ils se sont rendus à Tanger pour demander au Khalife el Abbas, frère du sultan, d'empêcher l'évacuation des familles tétouanaises pour que les combattants sachent les défendre. Ils ont alors pu convaincre le khalife qui a ordonné au Caïd d'empêcher toute famille de quitter la ville. » [8] On peut considérer l'œuvre d'Afailal comme un modèle particulier et exclusif dans l'historiographie marocaine. Il s'agit du genre de mémoires ou de journaux, qui n'était pas connu au Maroc et qui est considéré aujourd'hui comme une source fondamentale pour réaliser des travaux intéressants et nécessaires de reconstruction historiographique. Une autre raison a lié le nom d'Afailal à la Guerre d'Afrique, c'est le fait d'avoir été transformé en personnage du très célèbre Aita Tettauen, roman situé dans le Tétouan de 1860. Galdós disait dudit personnage : «A ce moment-là d'autres amis sont arrivés, parmi les derniers à s'enfuir, et avec eux venait Sid Afailal, fils d'un célèbre chérif, plus amateur de Poésie que de Guerre. Il venait comme un fou, criant et ouvrant les bras, soit pour injurier ceux qui livraient la belle ville au chrétien, soit pour adresser à celle-ci, qui parmi les ombres semblait mélancolique, de doux propos d'amour. Nous nous sommes tus en l'entendant, car cet homme qui déclamait d'une voix poétique au milieu des chemins possédait une éloquence séduisante ; les blessés se réconfortaient en l'entendant et l'on aurait même cru que les morts prêtaient attention au vague discours propagé dans la nuit. Lisez ici, monsieur, ce que le poète magique chantait avec une intonation solennelle qui nous a tous fait verser des larmes de tendresse : « Dis-moi, Allah, pourquoi as-tu démantelé l'Armée de la Foi ?, pourquoi l'as-tu exposée à tant de calamités ? pourquoi as-tu rabaissé une si grande dignité en la livrant à un ennemi qui ne vaut même pas ses déchets ? ». Il déclamait ainsi avec une exaltation mystique, en regardant vers le ciel, les paumes de ses mains levées avec une rigidité cérémonieuse. Il se tournait alors vers Yeux de Sources et d'une voix plaintive et fine lui disait : « Toi, qui as toujours été pure comme une blanche colombe, ou comme le turban de l'Imam au Mumbar, toi, qui étais un jardin splendide et beau, dont les fleurs souriaient de bonheur comme un grain de beauté sur la joue d'une jeune mariée ; toi, dont la beauté est supérieure à celle de Fès, d'Egypte et de Damas, qu'en est-il de toi à présent ? ». En entendant ces beaux chants, des larmes grosses comme des poings jaillissaient de nos yeux affligés et la poitrine pressait les seins. Le poète se retournait ensuite vers nous et nous déclarait que Tettauen était victime du mauvais œil et qu'elle subissait le même sort que la fabuleuse héroïne Zarka El Yamama. Les Espagnols n'étaient que d'infâmes sorciers qui avaient jeté le mauvais œil à l'Islam... L'émotion ne nous a pas permis d'ajouter de commentaire aux sublimes inspirations du tendre poète, qui s'est ensuite tourné vers la ville en déclamant : « Oh pays du bonheur et du plaisir ! Si l'étoile de ta bonne chance s'est éclipsée face à l'éclat d'un autre astre de fatalité, une lune naîtra bientôt, qui de sa splendeur effacera les ténèbres présentes ». Voilà ce que le poète exalté a dit. Nous avons embrassé la bordure de sa djellaba et il a continué, jusqu'à ce qu'il trouve d'autres Maures fugitifs pour leur offrir les mêmes rengaines. » [9] [1] Les dates indiquées nous semblent d'une grande importance historiographique. 1860 est la date de la Guerre d'Afrique et 1923 correspond au coup d'Etat de Miguel Primo de Rivera qui répondait, en réalité, à l'échec de la politique coloniale espagnole au nord du Maroc suite au désastre d'Anoual de 1921. [2][2] En ce qui concerne le « Kounnach », je dois reconnaître que, sans la générosité de M. Thami Afailal et son intérêt pour faire connaître à nos contemporains les attributs intellectuels d'un personnage comme Mfedal Afailal, ce travail – ainsi que d'autres – n'auraient jamais vu la lumière du jour. Quant au manuscrit, dont l'auteur est anonyme, il y a lieu de remarquer que les archives Mohammed Daoud disposent du texte original dont j'ai pu extraire une partie du texte que j'ai exploité, quoique Daoud cite une partie dudit manuscrit dans le 4e volume de son œuvre magnifique Tarij Tetuan. Cf. M. Daoud, Tarij Tetuan (en arabe), Histoire de Tétouan, vol. 4, révision de Hasnna Daoud, Publications de la Fondation Mohammed Daoud d'Histoire et de Culture, éd. Edition Beregreg, Rabat, 2013. [3] Afailal commence son manuscrit par un arbre généalogique où apparaît le lignage auquel il appartient. Son arbre généalogique établit des liens de sang et de parenté entre la famille Afailal et le profète Mouhammad, à travers sa fille Fatima Zahra ; ce qui indique que nous nous trouvons face à une famille de chérifs. Le poids socio-culturel exercé par les Afailal à Tétouan a été exhaustivement étudié par un autre faqih et historien de l'époque ; Ahmed E-Rrhuni, qui affirme que, dès sa première jeunesse, Mfedal était très connu parmi les notables tétouanais. Il a été imam, faqih, savant et poète, disposant d'une capacité impressionnante pour concilier la Science et la Tradition. Cf. A.E-RRHUNI, ́Umdat al rawin fi tárij Tittáuen, op.cit. Tome IV. p. 209-210. Mohammed Daoud, dans le 4e volume de "Tarij Tetuan", fait une mention spéciale des mémoires d'Afailal et cite les poèmes écrits par Afailal après la chute de Tétouan aux mains étrangères. Cf. M. DAOUD, Tarij Tetuan (en arabe), Histoire de Tétouan, Vol. 4, op.cit. Voir également Y. AKMIR, "Una aproximación historiográfica a la cultura en el Marruecos de finales del siglo XIX: los aires de cambio y el caso de Sidi Mfedel Afailal", in Regenerar España y Marruecos, ciencia y educación en las relaciones hispano-marroquíes de finales del siglo XIX, Francisco Javier Martínez Antonio, Irene González González (ed.), Madrid, CSIC-Biblioteca de Casa Árabe, 2011, p. 277-292. [4] Cf. M. AFAILAL, Kunnach Sidi Mfedal Afailal (en arabe). Manuscrit propriété personnelle du petit-fils de l'auteur, le diplomate et poète M. Thami Afailal, lequel je remercie chaleureusement de la générosité dont il a fait preuve en m'offrant une copie dudit manuscrit. [5] Cf. Y. AKMIR, "La historiografía marroquí y su crítica al colonialismo español", in Eloy Martín Corrales, (ed.), Semana Trágica, Entre las barricadas de Barcelona y el Barranco del Lobo, Barcelona. Barcelona, Bellaterra, 2011, p. 75. [6] Cf. Y. AKMIR, "De la potencia invasora a la potencia protectora: la percepción de España en el norte de Marruecos (1860-1923), in Awraq, Revista de análisis y pensamiento sobre el mundo árabe e islámico contemporáneo, no 5-6, Madrid, Casa Árabe, 2012, p. 160. Voir aussi M. AFAILAL, op.cit., p. 29-30. [7] M. AFAILAL, op.cit., p. 31-35. [8] Ibid., p. 27-29. [9] Benito Pérez Galdós, Aita Tettauen, troisième partie, chap. VII, Madrid, Ediciones S.M., 2001.