La rupture brutale dans le développement de la musique marocaine a commencé juste après l'indépendance en 1956. Quand le parti nationaliste a pris la responsabilité de la radio de Rabat, il a installé ses propres fonctionnaires et la programmation de ce qu'il pensait être la musique digne des oreilles des Marocains. Les musiques diffusées variaient entre la musique des pays du Moyen Orient, l'Egypte et le Liban en particulier et la musique andalouse. Tout ce qui était populaire fut banni des ondes de la RTM. Cette situation allait empirer quand le chanteur Ahmed Bidaoui fut désigné comme le directeur de l'orchestre de la radio marocaine. Nous avons alors assisté à un rush vers le Caire de tous les jeunes marocains qui voulaient devenir chanteur. Ceux et celles qui n'y allaient pas n'avaient aucune chance de chanter à la RTM. Ahmed Bidaoui a installé une commission qui évaluait les paroles des chansons présentées à l'orchestre. Il y avait déjà cette obnubilation de l'art propre, de la parole neutre et de la chanson langoureuse comme en on faisait en Egypte. Les orchestres populaires qui se composaient de 4 ou 5 musiciens furent remplacés par une vingtaine de musiciens encravatés, bien peignées, les cheveux gominés à la brillantine comme les chanteurs et les musiciens des films égyptiens. D'ailleurs presque toutes les chansons de Bidaoui étaient en arabe classique. Il faut le comprendre il était le chanteur officiel du palais et de la classe supérieure. Pendant toute cette période jusqu'aux débuts des années 80 et bien après, tous les grands chanteurs et chanteuses égyptiens furent officiellement invités pour participer aux fêtes nationales et animer des soirées familiales. La chanson marocaine existait ben avant l'indépendance et était d'une grande variété. Il s'agit ici de la musique dite moderne avec des instruments modernes. Plusieurs chanteurs célèbres avaient déjà enregistré des disques à Paris et étaient connus à travers toute l'Afrique du nord. On peut citer l'un des plus grands chanteurs populaires Hocine Slaoui et d'autres marocains comme Pinhas ou Zohra El Fassia et Fiteh et bien d'autres. Mais les thèmes de ces chanteurs étaient trop populaires pour l'oreille délicate de la nouvelle classe au pouvoir au Maroc. C'est une musique née du peuple et pour le peuple. Si les thèmes des chansons de Slaoui sentaient la sueur de l'effort et la lutte pour la survie, les chanteurs juifs chantaient l'amour difficile et les sentiments complexes des hommes et des femmes en prise avec la vie. La chanson populaire des origines comme la aita, assays, la gasba, izlane, les cheikhates, les gnaouas, le malhoune et tout un caléidoscope de musiques des régions, riches et variées fut complètement ignoré et jeté dans la poubelle de la nouvelle arabité immaculée des intellectuels marocains au pouvoir. Tout a été fait, très officiellement, avec des circulaires ministérielles, pour détruire la culture et les fêtes populaires et les réduire à un non-événement. Ils les ont vidés de leur portée symbolique, sociale et économiques qui s'inscrivait dans l'histoire des régions et des tribus pour en faire des événements folkloriques pour touristes. Les danses et les chants ancestraux ont été manipulés souvent par des étrangers invités à travailler la chorégraphie ou les chants. Ils réduisirent une culture millénaire à des clichés de mouvements sans aucun sens et à la parquèrent dans des festivals bidons. Les nouveaux maîtres du Maroc voulaient devenir des Egyptiens ou des Libanais sans l'avis de Moulay Abdallah Amghar ou de Sidi Hmad ou Moussa. Au retour des jeunes chanteurs d'Egypte des orchestres se formèrent pour chanter des mélodies inodores et incolores qui parlent des amourettes des jeunes adolescents citadins ou des grandes des ronronnantes des poètes qui chantent des amours platoniques et douceâtres comme dans les rêves. Ils furent encouragés par les autorités qui les projetaient partout lors de toutes les fêtes officielles au Maroc et à l'étranger pour montrer que nous sommes devenus un pays aussi civilisé et aussi arabe que l'Egypte et le Liban. Les chansons devaient être écrites en arabe classique ou en arabe des fokaha ou des gens qui ont fait quelques années au msid. Un mélange de darija expurgé et de fossha non encore bien maîtrisée. Une musique emphatique de flonflon et de pléthore de luths et de violons qui grinçaient pendant des heures à répéter des mowal longs comme un tunnel de train et des répétitions de phrases musicales qui ont fini par venir à bout de la patience des auditeurs marocains. Si, de temps en temps, un auditeur courageux ou inconscient leur écrivait une lettre pour protester contre ce squat de la musique andalouse et ce monopole des encravatés de la RTM, le speaker répondait que celui qui ne veut pas écouter ces musiques qu'il éteigne sa radio ou qu'il capte d'autres chaine. Ce que les gens n'ont pas hésité à faire. La plupart des gens captaient alors radio Alger et un peu plus tard la radio libyenne. Les caïds furent alertés et envoyèrent leurs indicateurs pour écouter les gens aux fenêtres et aux portes pour savoir quelle radio on écoutait. Un mokadam est allé même jusqu'à dire pendant la prière du vendredi en pleine mosquée : «Ecoutez villageois, le caïd m'a chargé de lui dire quelle radio vous écouter, alors si vous captez la Lybie je le lui dirai !». Quand Nas Al Ghiouane ont percé d'une manière révolutionnaire avec une musique qui, tout en restant une musique profondément populaire marocaine, tout le Maroc se tourna vers eux. Mais ils furent interdits d'antenne longtemps. Une autre voix perça le ciel de la musique au Maroc et presque d'une manière involontaire, la voix de Najat Attabou. Tout la Maroc du Nord au Sud n'écoutait que Najat, Nas El Ghiouane et les autres groupes de jeunes qui ont apporté un air frais au peuple. Tout le monde s'était reconnu dans cette musique que chacun comprenait, sentait et ressentait au profond de lui-même. Les autres musiques urbaines comme le hard rock, la pop music, la techno furent déclarées comme des pratiques sataniques. Cela a valu à quelques jeunes un procès retentissant et l'emprisonnement.