Une question anime les débats à Alger: y aura-t-il un effet ramadan sur l'intensité de la mobilisation pour le rendez-vous du hirak hebdomadaire du vendredi? A quelques milliers de kilomètres plus loin, vers le sud-est, une autre capitale africaine, Khartoum, vit au rythme dune mobilisation populaire qui a choisi une formule différente et qui vit de l'espoir de voir ce mois sacré faire aboutir ses revendications légitimes. A Alger, comme à Khartoum on vit des moments de liesse sans trop de certitudes sur les lendemains dont le contour reste flou. Dire que ces deux mouvements ont surpris par leur amplitude et par leur forme relève désormais de lapalissade. Certes, ils ont déjà porté un premier acquis avec les changements au sommet de l'Etat concrétisant une revendication populaire, le départ de deux dictateurs. Mais au-delà d'une lecture politicienne, les deux soulèvements interpellent à plusieurs niveaux. Ils invitent à changer de paradigme, celui-là même qui avait montré ses limites interprétatives au moment des premiers soulèvements de l'hiver 2011. Certains n'hésitent pas à parler d'une «réplique» tel un phénomène géologique, Alger et Khartoum prolongeant le séisme du fameux printemps arabe. Le rôle de l'armée comme maître du scénario venant corroborer cette approche comparative. Je ne suis pas pour ma part adepte de cette lecture. Je tenterai plutôt une approche qui se concentrerait sur l'événement lui-même dans le sillage de ce que Michel Foucault avait proposé pour la révolution iranienne. Le parallèle avec l'Iran est plus que légitime. L'immense foule qui a envahi les rues d'Alger et qui a frappé par son ampleur n'a pas d'équivalent… sauf pour ce qui s'est passé à Téhéran. Le hasard a voulu que le soulèvement algérois arrive 40 ans (février 1979/ février2019) plus tard que le soulèvement iranien qui avait envoyé des millions de gens dans la rue contre le régime du Chah. Cela nous amène à d'autres conclusions. La plus importante me semble être fondatrice du nouveau paradigme de lecture ; ce qui se passe à Alger et à Khartoum souligne l'impasse d'une lecture sociologique stricto sensu. C'est un événement majeur qui invite à réhabiliter la philosophie politique et l'anthropologie. Michel Foucault avait souligné deux caractéristiques qui distinguaient la révolution iranienne des révolutions politiques qui avait marqué le débit du XXème siècle et que l'on retrouve dans le soulèvement algérien et soudanais. Un : l'unanimisme de la société. Tout le monde rejoint le hirak; c'est le soulèvement de toute une société conte une caste (la bande, l'3issaba) loin de tout schématisme de classe ! Deux : absence d'une idéologie qui cimente le mouvement ; absence de programme en dehors du mot d'ordre «qu'il dégage tous». Du coup ce qui donne son sens premier au soulèvement ce n'est pas ce qu'il est porteur comme promesse de lendemain mais comme indication sur un état d'esprit de la société. Pour parler comme Foucault ce n'est pas l'avènement d'un ordre nouveau qui nous intéresse mais l'événement lui-même; «je ne sais pas faire l'histoire du futur» écrit Foucault. Le soulèvement en soi. Ce qui intéresse le philosophe c'est «l'énigme du soulèvement». Ce qui fait sens dans ce qui se passe Place Maurice Audin à Alger ou devant l'Etat major à Khartoum, c'est le soulèvement en soi non pas pour le programme qu'il propose (lequel d'ailleurs) mais comme refus du pouvoir. On assiste à un soulèvement éminemment politique mais contre la politique. «Qu'il dégage tous» met à nu le pouvoir comme pouvoir. Le rituel (chaque vendredi) de la manifestation relève alors de quelque chose d'autre ; une sorte de mise en scène qui permet au peuple de se remette au centre de la scène du pouvoir (la rue). Un moment intense de libération de tous les déterminismes; en somme une fête, un moussem à l'échelle du pays avant que le politique ne retrouve ses prérogatives.