Repensons le développement au-delà du néolibéralisme Beniaich Mohamed* Depuis l'effondrement du bloc socialiste et la fin de la guerre froide, des modèles de capitalisme (le pluriel étant de mise), regroupés et opérant sous le même vocable «néolibéralisme», ont trouvé l'occasion propice pour dominer et détruire progressivement l'Etat-providence, en tant que producteur, régulateur et agent de redistribution. Ce même Etat que ce même système s'était vu contraint de construire et solidifier dans l'optique de contrer les valeurs socialistes, notamment marxistes ; ces valeurs qui promettent plus de justice sociale, plus d'égalité et une plus grande répartition des richesses entre les citoyens. Selon la simple loi de cause à effet, une fois la cause terminée (ici le bloc socialiste), le capitalisme cessera de financer l'Etat providence, il abandonnera également l'Etat fondé sur la règle de droit pour reprendre sa destruction profitable globale et de lancer la contre-réforme néo-libérale associée aux noms de Margaret Thatcher et Ronald Reagan. (lgnacy SACHS et Hisham Bustani). Le capitalisme néolibéral devait envahir le monde pour trois raisons principales: -Acquérir un contrôle direct sur les ressources mondiales et les emplacements géopolitiques stratégiques afin d'empêcher que d'autres rivaux émergents (Chine, Europe…) ne menacent son statut. -Eliminer toute résistance active ou anticipée à ce projet d'hégémonie mondiale. – Désintégrer, reconstruire et réintégrer les espaces politiques et les relations économiques et sociales des pays appartenant à la précédente superpuissance «communiste» (URSS, maintenant éliminée) afin d'anéantir à jamais leurs accumulations socioculturelles et politico-institutionnelles. Ce ne fut pas un accident historique que les PECO (Les pays d'Europe centrale et orientale), et non l'Asie de l'Est ou l'Amérique latine, aient été les premières victimes de la crise financière de 2007-2009; malgré toute la variété des pays qui compose cette région de l'Europe, ceux-ci avaient en commun que, à peine la crise avait-elle franchi l'Atlantique à la fin de l'été 2008, elle s'y était fait sentir avec une violence bien avant de plonger le reste de l'Europe dans la crise et la récession. Pour atteindre ses objectifs expansionnistes, les «théories» de ces modèles pour reprendre les mots de Pierre Bourdieu qui sont «originairement désocialisées et déshistoricisées» ont, pour «se rendre vraies, empiriquement vérifiables », mobilisé et financé généreusement tout un arsenal d'instruments institutionnels sur presque tous les plans : économique, politique, idéologique, militaire… Pour des contraintes technique et journalistique, je me vois contraint de diviser cet article en quatre parties, couvrant chacune les stratégies suivies par le néolibéralisme pour matérialiser son hégémonie et les potentialités et défis du Maroc dans la perspective de la construction d'un nouveau modèle de développement national démocratique et progressiste. L'économie : le terrain le plus déterminant Marx dit que les relations économiques (être propriétaire ou capitaliste, ouvrier ou prolétarien) sont le fondement de tous les autres arrangements sociaux et politiques de la société. Marx souligne que les sociétés sont divisées en classes économiques concurrentes dont le pouvoir politique relatif est déterminé par la nature du système économique. Voilà pourquoi l'offensive capitaliste néolibérale a été lancée par le biais de ses bras armés-FMI, la Banque Mondiale, traité de Maastricht et l'Organisation Mondiale du Commerce et une série de think tanks-, en mettant en œuvre un ensemble de recommandations économiques (policy instruments) adoptées par le «Consensus de Washington «et réadaptées par le «post-consensus de Washington» ou ce que d'aucuns appellent le «Consensus de Washington Révisé» avec une certaine attention accordée à l'assouplissement et le suivi des effets des politiques de réforme du marché sur les pauvres en prenant en considération les questions sociales et en préconisant la création de filets de sécurité en cas de crise pour donner un «visage humain» à ce monstre mondial, mais les politiques fondamentales prescrites sont restées fidèles à la conception libérale de la mondialisation: privatisation, libéralisation, déréglementation, mondialisation, décentralisation, financiarisation et externalisations et concurrence dans les services publics en tant que moteurs de la «croissance» et de la «modernisation». Dans son article «What Washington Means by Policy Refor», l'économiste John Williamson, a codifié le paradigme du développement prôné par le «Consensus de Washington» en une série de dix principes, qu'il considérait comme la «sagesse acceptée par tous les économistes sérieux». Ces recommandations sont : (1) Discipline budgétaire (2) Redéfinition des priorités en matière de dépenses publiques (3) Réforme fiscale (4) Libéralisation des taux d'intérêt (5) Taux de change compétitif (6) Libéralisation du commerce (7) Libéralisation des investissements directs en provenance de l'étranger (8) Privatisation des secteurs clés (9) Déréglementation (10) Droits de propriété. Ces dix recommandations ont laissé la voie largement ouverte aux prédateurs capitalistes : milliardaires, chefs d'entreprise multinationales, banquiers de Wall Street et d'autres capitalistes pour dominer de plus en plus les régions traditionnellement considérées comme le premier domaine des Etats. Dans son livre : The Shock Doctrine. The Rise of Disaster Capitalism , Naomi Klein qualifie ce modèle de «capitalisme de catastrophe» .Elle écrit:» Le mot qui convient le mieux pour désigner un système qui gomme les frontières entre le Gouvernement avec un G majuscule et l'Entreprise avec un E majuscule n'est ni "libéral", ni "conservateur", ni "capitaliste", ce serait plutôt "corporatiste «. Et d'ajouter "Mon essai ne fait que gratter la surface d'un immense fléau «. Paul B. Farrell, dans un article dans marketwatch.com, le compare au Dr. Frankenstein qui a défié les lois de la nature et donné vie à une créature faite d'un cadavre mort, une histoire extrêmement triste dans laquelle les monstres vagabonds se déplacent d'un lieu à l'autre à la recherche d'un but, ici le profit. Ce rapprochement nous renvoie tout droit à la réunion tenue après la Seconde Guerre mondiale par un groupe d'intellectuels, comprenant Friedrich von Hayek, Ludwig von Misses, Milton Friedman, Karl Popper et Lionel Robins, qui s'étaient réunis dans les montagnes suisses pour débattre des moyens de lutter contre le keynésianisme et le socialisme. Ces intellectuels ont promu des marchés concurrentiels, l'individualisme et la propriété privée. Ils se sont principalement opposés à trois principes: (1) les économies planifiées, (2) les politiques keynésiennes et (3) les politiques susceptibles de promouvoir la justice sociale pour donner, ainsi, naissance à des théories invalidées théoriquement et empiriquement, un montre se prenant pour Dieu , essayant de modifier les lois de la nature et laissant ainsi la porte tout ouverte à (i) la prédominance de marchés monopolistiques dominés par des oligopoles et de grands conglomérats dans des activités économiques clés; (ii) la légitimation du profit sur d'autres motivations, telles que la solidarité et l'altruisme, en tant que mécanisme fondamental pour coordonner les activités humaines et encourager la création et la distribution de richesses; (iii) rôle réduit de l'Etat dans l'économie; (iv) une concentration importante du pouvoir économique et de l'influence politique dans des élites économiques petites mais puissantes – autrement dit, une forte domination du capital; (v) une fréquence élevée de crises financières pour justifier les mesures non populaires imposées aux pays; vi) affaiblissement de l'influence des syndicats et diminution de la part du travail dans le revenu national; vii) contrôle des moyens de communication de masse et autres mécanismes de production du savoir et diffusion par des intérêts privés et des conglomérats économiques; et (viii) les processus démocratiques de faible intensité avec une participation réduite des citoyens et fortement influencés par les gros groupes financiers et les groupes d'intérêts.(Ferenc Vissi and Patricia Austin: Strategic Alliances and Global Monopolies). Ainsi, ces nouveaux modèles qui tirent leur force sociale de la force politico-économique de ceux dont il exprime les intérêts, visent-ils, comme le précisait Pierre Bourdieu dans son article : L'essence du néolibéralisme publié par Le Monde en 1998, «à mettre en question toutes les structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur :nation, dont la marge de manœuvre ne cesse de décroître; groupes de travail, avec, par exemple, l'individualisation des salaires et des carrières en fonction des compétences individuelles et l'atomisation des travailleurs qui en résulte». Même si dans son article, «Chameleons: The Misuse of Theoretical Models in Finance and Economics», l'économiste financier, Paul Pfleiderer, avertit les économistes qu'il faut se tenir en garde contre la prédominance des caméléons qui sont des modèles économiques avec des liens douteux avec le monde réel qui substituent l'élégance mathématique à la précision empirique, le nouveau livre, «Economists and the Powerful», de Norbert Häring et Niall Douglas font clairement ressortir comment la discipline la plus puissante des sciences sociales est devenue une doctrine destinée à affiner et promouvoir le système des riches – à l'aide de sommes énormes provenant du monde des affaires. Le film Inside Job, décrit déjà comment certains des économistes les plus connus pratiquant aujourd'hui sont à la solde de Wall Street. Mais l'histoire mise au jour par Häring et Douglas est beaucoup plus inquiétante, car ils soutiennent que Big Money a biaisé certaines des idées les plus fondamentales de l'économie. La nouvelle renversante qui n'a pas encore réveillé la conscience du monde entier vient du rapport d'Oxfam publié Janvier dernier qui a révélé de façon révoltante que 3,7 milliards de personnes, soit 50% de la population mondiale, n'ont pas touché le moindre bénéfice de la croissance mondiale l'an dernier, alors que le 1% le plus riche en a empoché 82%. Depuis 2010, c'est-à-dire peu après le début de la crise en 2008, la richesse de cette «élite économique» a augmenté en moyenne de 13% par année, a précisé Oxfam, avec un pic atteint entre mars 2016 et mars 2017, période où «s'est produite la plus grande augmentation de l'histoire en nombre de personnes dont la fortune dépasse le milliard de dollars, au rythme de 9 nouveaux milliardaires par an».