Said Haji et Taoufiki Belaaid Il y a un moment crucial, différenciant pour chacun de ces deux genres. Après la lecture d'un poème, il y a un temps de latence où se déploie cette nécessité d'y coller des images via la comparaison, la compréhension et l'influence imposée par les vers. Par contre, face à un tableau, l'image s'offre d'emblée et exerce son pouvoir d'influence suggestive. Cela se vérifie à chaque fois au contact, séparément, des deux arts. Mais qu'advient-il quand ils se présentent en même temps, dans un même travail ? Ce qui est peint s'impose sur-le-champ, via les couleurs, les lignes, les formes, les ombres et les lettres. La poésie, elle, s'intègre totalement au plastique d'origine. On en trouve une représentation éloquente dans l'expérience de l'artiste peintre Said Haji qui vous fait pénétrer dans son univers pictural dès le premier regard, dans son étalement tout en suggestions enflammées. De par ses couleurs et ses éléments constitutifs connus.Des éléments puisés dans son expérience personnelle, dans sa mémoire, ses rêves et ses cauchemars, à partir desquels il a pu créer sa propre technique et ses propres représentations dont la singularité est notoire. Une expérience inspirée de la période de détention, sombre et douloureuse, pour cause d'engagement. Cette même expérience d'emprisonnement pour militantisme, le poète Taoufiki Belaaid l'a éprouvée dans sa peau. Ce qui crée un lien fort et formel, susceptibles de trouver une visibilité artistique. Lorsque le poète égrène son poème, sa voix intérieure parle et rayonne vers l'autre. Afin d'embrasser toutes les voix démunies de ce pouvoir des rimes. Ce qui permet des rencontres artistiques et créatrices. Mais quand cet autre est lui aussi un artiste créateur et ami, l'expérience se dédouble et s'amplifie. Une expérience qui oblige à se soumettre à ses exigences artistiques et esthétiques, cette géométrie plastique sur la surface de la toile. Celle-ci issue de l'atelier inconscient (sans perdre de vue sa lucidité) et maîtrisée en même temps de l'artiste Said Haji. Ainsi, Taoufiki Belaaid voit les poèmes de son recueil «Virages errants» dotés de «sens visuel, dans leur étalement sur la page blanche», investis dans les couleurs, dans/entre les formes, illuminés ou nichés entre ombres et lumières. L'ensemble pétri dans l'antre ardent, comme s'ils sont jetés dans un feu sans cesse ravivé par les flammes qui habitent le corps. Le spectateur s'en trouve obligé de changer de position à chaque fois, de mouvoir sa tête et ses yeux pour qu'il puisse accéder au fond de cette expérience multiple dont la contemplation seule est suffisante à générer le plaisir. Or pour aller au fond, il faut se multiplier, lire et voir. En voici quelques représentations. Le tableau de la naissance : Les vers sont écrits en arabe et en français. Ça parle de la naissance au milieu des épines et du poison dans la rose. Tout le vocabulaire plastique de Said Haji en rend compte. Un arrière-fond jaune rompue traversé par une blancheur aveuglante. En haut, une chaise brune suspendue dans un vide dans un gris de brouillard. Ce gris est au milieu de la toile comme déchiré en une ouverture circulaire cernée par un liquide grisâtre telle une fenêtre vers le ciel. Mais au-dessous, on est frappé par une tête prise de profil, d'un ton orange, nette et traversée d'éparpillements circulaires de peinture interférant avec le disque jaune du poème mêlé lui-même à du gris éparpillé sur le sommet de la tête. Tout cela nous rapproche du sens de la naissance dans la douleur, la souffrance qui accompagne l'éclosion de l'idée de la liberté par la rose où se niche le poison et qu'entourent les épines. Le tableau de la liberté : Ces mêmes éléments sont visibles dans un autre tableau, mais différemment. Le poème introduit évoque le fait de tomber dans de l'argile après un dur combat, mais aussi le fait de se relever et de continuer. La question éternelle de la liberté, à jamais. La toile en rend compte avec un arrière fond rouge foncé dominant la moitié de la surface. Et sur laquelle sont jetées des couleurs clairs et lumineux, mais dénuées de transparence, réparties en lignes, comme s'ils cachent, ou au contraire, percent ce qui les précédent. Or en bas et plus en avant on est face à une chaise et au-dessous une tête de profil.Le tout baignant dans un bleu indécis qui offre une image de transcendance qui accroche l'œil et interroge le regard. C'est un mélange de sang, d'eau et de création. Le tableau de la torture Il offre à un poème de Taoufiki Belaaidune grande force plastique. Puisque placé au milieu d'un tableau rayonnant et enflammé en une composition équilibrée intelligemment. Les vers bombardent une chaise inclinée et une personne toute aussi inclinée, sous le poids bien sûr de ce moment de confrontation douloureuse avec l'autre. Le poème joue son rôle de porteur de la résistance et de la rébellion. Une toile qu'on pourrait assimiler à un cri du poète incorporé avec une force, aigu en plein épisode de torture. Les vers y sont « déclamés » tels des éclairs tranchants d'une foudre qui fait s'écrouler le joug du mensonge. Une toile qu'on ne cesse de contempler avec subjugation. Le tableau de l'araignée C'est du pur art poétique et plastique à la fois. Le poème s'y octroie une plus grande place sur un fond d'un rouge foncé, et sur ce qui ressemble une page d'un gris rompu dominant avec quelques tâches de vert. Ça donne à la toile trois niveaux posés l'un sur l'autre comme des ajouts pleins de sens. Ce dernier est porté par l'élément de la chaise sur laquelle une araignée noire à tissé sa toile. Deux des grands composants de l'art de Said Haji. On se trouve face à ce moment d'extrêmes souffrances.La limite de l'expérience de manque de poids mais qui n'entame guère le désir de vie, de mémoire, de création. Se rebeller s'identifie à un acte du vivre. Le poème parle d'ailleurs d'un chemin vers la guillotine et d'une femme portant des roses et des chants.La toile ne présente pas de visage ni d'homme. Une absence après la réalisation de l'œuvre : le tableau, le poème. Une preuve de présence accomplie pour libérer les autres, pour qu'ils vivent. Un tableau où le sombre montre le chemin. L'expérience conjuguée de ces deux créateurs nous offre un instant d'art ardent et criant de vie. Comme elle nous met face à la traduction artistique de la force de le la mémoire militante contre l'oubli et les frontières. Exprimer le vrai par la parole et le pinceau.