Le loup de Wall Street de Martin Scorsese «Ton métier, c'est mettre l'argent des clients dans ta poche» Quand la forme épouse le fond : pour décrire l'univers féroce (voir la métaphore du lion qui ouvre le film) de la finance, Martin Scorsese nous propose une démarche cinématographique exubérante, baroque, mobilisant d'une manière radicale toutes les possibilités d'expression de l'image, de la bande son et surtout du jeu des comédiens, transformés en véritable marionnette au service de la construction d'un univers où l'obscénité le dispute au grotesque et au cynisme. Les milieux financiers avec leurs figures les plus emblématiques sont disséqués ici à l'image des milieux mafieux que Martin Scorsese avait déjà décortiqué dans de précédents films notamment Les affranchis et Casino. Deux univers parallèles mais identiques où seuls les décors changent pour garder la même structure des rapports de forces qui évoluent à coup de manœuvres les plus sordides et où la violence atteint les mêmes degrés extrêmes. Ici et là, elle prend simplement des formes différentes. Le prétexte pour Scorsese provient de l'actualité directe. La crise de 2008 a encore des séquelles profondes au sein de la société américaine. Elle offre en outre à Scorsese l'occasion de prolonger sa quête d'absolu et l'extériorisation de ses angoisses face aux figures du mal. Si le film, d'un côté, il tranche avec les thématiques récurrentes qui ont fait la spécificité de son œuvre, il n'en constitue pas moins pour l'auteur qui a si bien dit l'Amérique des grandes interrogations métaphysiques, une manière de partir de la crise financière pour offrir dans une forme cinématographique inédite dans sa filmographie, une radioscopie accablante d'une civilisation sur le déclin. Une manière aussi pour lui de s'inscrire dans la vague de films que je qualifierai « estampillés Wall Street » : les films qui ont pris pour thème les différentes variantes des crises qui ont secoué le cœur du capitalisme. Il faut dire à ce propos que la crise sied bien au cinéma. D'abord, en termes de marché puisque pendant les moments les plus sombres de la situation économique, les salles ne désemplissent pas. Déjà en 1929, le précédent historique, Hollywood avait battu tous les records d'audience...Idem en 2008, de nouveaux records d'entrées comme si les gens cherchaient sur le grand écran une forme d'évasion par rapport au dur quotidien. Mais le cinéma fonctionne aussi comme une formidable muse, inspirant les scénaristes et leur offrant une matière dramatique de premier choix. La filmographie hollywoodienne offre à ce propos un riche corpus où différents genres sont convoqués pour offrir aux spectateurs une « sortie de crise » par le rêve, une catharsis, souvent dans le strict respect des idéologies en vogue. On ne peut dans ce sens ne pas évoquer les chefs d'œuvre de Charlie Chaplin, Les temps modernes ou Lumières de la ville. Ce corpus s'est enrichi dernièrement par au moins une dizaine de films qui tournent principalement autour de la même dimension de la crise, financière, et en mettant en avant le même lieu, Wall Street, et les héros des temples financiers, les courtiers et autres traders...je cite le prémonitoire Wall Street de Oliver Stones...ou encore l'excellent Margin call de J. Chandor : pour moi le meilleur de cette série qui peut compter facilement une dizaine de films produits entre 2008 et 2011. Le loup de Wall streeet de Martin Scorsese n'est pas une simple variation sur le même thème. Il nous transpose dans une jungle, sans nous épargner les détails. Oui le film est violent mais ce n'est pas la violence des gangsters et des mafieux qui atteint son comble dans les affranchis...c'est la violence des rapports sociaux dans ce microsome infernal que sont les milieux de la finance. Le scénario est l'adaptation du récit de vie éponyme, d'un célèbre trader, Jordan Belfort. On l'entrevoit d'ailleurs dans la séquence finale du film. C'est le récit de quelqu'un qui est parti de rien...pour atteindre les sommets de la richesse. On retrouve en effet la structure chère à Martin Scorsese, celle qui décrit l'ascension, la gloire, la chute et puis pour finir les tentatives de rédemption. Par ce schéma purement scorsesion, Le loup de Wall Street me semble très proche, non pas de Taxi driver mais plutôt de Ruging Bull. la violence inouïe sur le ring est la métaphore éloquente de la violence des coups échangés à Wall Street. En parlant du synopsis de Ruging Bull, Martin Scorsese parle d'une histoire directe, simple, presque linéaire, d'un type qui arrive à quelque chose et perd tout puis se rachète spirituellement... Il n'ya pas meilleur résumé du parcours fabuleux de Jordan Belfort : il arrive comme simple apprenti à Wall Street, apprend les ficelles du métier, crée sa propre boîte, accumule des richesses inouïes, puis perd tout, pour enfin essayer de se racheter en publiant des livres et en coachant les apprentis traders...on est dans la mythologie scorsesienne marquée par l'héritage catholique, le sentiment de culpabilité, l'espoir de rédemption...Mais le parallèle ne s'arrête pas là entre La Motta et Jordan ; leurs univers sont marqués par l'omniprésence de la sexualité, y compris dans ses variantes débridés extrêmes, les problèmes avec leurs épouses, les déboires avec les autorités... et les métamorphoses des comédiens qui les interprètent. On se souvient de la performance physique de Robert de Niro ayant pris plus de 15 kilos de poids à un certain moment pour les besoins de tournage. Dans Le loup de Wall Street, Di Caprio met la même générosité au service du rôle, interprétant un personnage d'une obscénité inouïe. Son partenariat stratégique avec Scorsese, plus de cinq films, trouve ici son couronnement, son point paroxystique. Il porte le film de bout en bout, entouré certes d'un cast magnifique, et épouse à chaque moment le tempo qui correspond à chaque séquence. Le film passe par des moments de longue palabre à la Quentin Tarentino avant que la digue cède et nous livre un flot de scènes hyperréalistes avec prostituées, drogue...L'univers des golden boys, ces anti-héros des années fric. Aucune pause, aucun répit, sauf dans la séquence de la chute, quand l'agent du FBI qui a fait tomber Jordan Belfort, rentre chez lui. Scorsese nous offre alors le plan qui, de mon point de vue, sauve le film. Le policier dans le métro, rentrant chez lui au milieu d'humbles citoyens, épuisés par des journées de labeur, et peut-être même victimes d'une arnaque quelque part dans cette jungle. Le plan est très court, et constitue le contre-champ, sobre et éloquent, de l'univers expressionniste et baroque des loups de la finance.