Khadija Elhamrani, enseignante, poétesse «Publier un livre au Maroc s'avère une aventure à haut risque» «Comment peut-on parler d'une rentrée littéraire dans un pays où le souci majeur de la population - même celle lettrée et liseuse- reste le pain quotidien, les dépenses festives (ramadan, fitr et sacrifice...) et scolaires ? La rentrée la plus ressentie au Maroc est bien la rentrée scolaire qui vole la vedette à la fois aux éditeurs, aux auteurs et aux livres et ce, depuis une bonne décennie où on a commencé à sonner l'alarme de la crise de lecture et du livre, conçu uniquement comme produit de consommation de luxe vu son prix et vue l'absence de promotion adéquate et de mobilisation stimulante. De ce fait, les éditeurs comme les écrivains se trouvent contraints de contourner les circonstances de la rentrée pour ne présenter leurs nouveautés littéraires que plus tard ! De même, dans les circonstances précitées, quelle pourrait être la situation de l'écrivain et du lecteur ? L'écrivain ne tient plus que grâce à sa passion et à sa conscience de sa mission citoyenne et de la responsabilité qu'il ressent vis-à-vis de ses lecteurs. Heureusement, dernièrement, les réseaux sociaux dont Facebook ont permis une certaine ouverture positive sur l'univers littéraire puisque le lecteur vient s'abreuver directement dans les pages des écrivains désireux de communiquer et de partager généreusement leurs pensées et leur art avec leurs «fans». C'est ainsi que nous assistons à une «renaissance» prometteuse grâce aux actions de jeunesse associative appelant au retour au livre et à la lecture massive dans les places publiques. C'est un espoir à la fois pour les écrivains, les livres et les lecteurs. Par ailleurs, nous venons de parler de «renaissance», reste à savoir si les médias et les éditeurs suivront ce mouvement et s'inscriront dans cette mobilisation citoyenne pour la lecture et la culture. Les médias à mon avis ne suivent que timidement cette renaissance littéraire. Dans une panoplie de chaînes nationales de télévision, on voit émerger un ou deux noms connus et suivis du public et ce, grâce à la circulation rapide de l'information sur facebook. Je citerai ici «Macharif» de Yassine Adnan et « Mais encore» de Hamid Berrada. Quant à la presse, l'engouement actuel des lecteurs, généralement clients des cafés, pour l'actualité politique et sportive ou de sensation relègue la culture au second plan des centres d'intérêt d'un lectorat qui n'achètera jamais un journal spécialisé en actualités culturelles et littéraires. Dans une telle ambiance, publier un livre au Maroc s'avère une aventure à haut risque dans un contexte où l'éditeur, le distributeur et le libraire ne voient dans le livre qu'un produit de consommation ne suffisant même pas à couvrir les frais de son impression. Ainsi, l'écrivain - surtout francophone - se trouve devant un vrai dilemme cornélien ou entre les deux crocs du requin de l'édition. D'une part, se faire publier à l'étranger où l'offre alléchante de l'édition à compte d'éditeur lui cache tous les problèmes qui ne surgiront qu'à la sortie du livre et transformeront la célébration du livre en une quasi-tragédie : coût et accessibilité du livre, coût de son rapatriement, distribution... C'est-à-dire qu'il est pris dans des engrenages «matériels» qui l'éloignent du caractère intellectuel de sa mission. D'autre part, l'édition au pays qui reste relativement inaccessible pour la majorité des écrivains -issus généralement de la classe moyenne- pour qui le coût du produit livre reste élevé dans un pays où on ne vend qu'une vingtaine de livres sur mille par an et où les cérémonies de dédicaces sont désertées sauf des intimes et des férus de lecture ou des lecteurs habitués à la gratuité.» Najib Bendaoud, écrivain et poète marocain «Il faudrait créer une industrie du livre» «Ce serait vraiment fallacieux de parler d'une «rentrée littéraire» au Maroc pareille à celle bien décrite par l'écrivain algérien Rachid Maimouni dans ses « Chroniques de Tanger» (1995). Le livre en général et la poésie publiée au Maroc ne font pas encore objet de cet événement très sollicité dans les grandes villes de l'Europe. L'écriture est une aventure très douloureuse dans notre pays. Il faudrait créer une industrie du livre. De même, que tous les partenaires d'une « rentrée littéraire », écrivains, éditeurs, imprimeurs, presse, diffuseurs, organisateurs de concours, etc., tout ce monde devrait être motivé et participer activement à la célébration de cet événement. Un autre problème s'ajoute et devient très essentiel : combien de lecteurs avons-nous dans notre pays ? Les Marocains - toutes catégories sociales comprises - ne lisent pas ou peu. L'économie du livre est presque inexistante. En outre, la situation de l'écrivain marocain est surréaliste. Une aventure dans le flou et l'indicible. J'appelle cela «la communication au degré zéro». Isolement et solitude sont les deux facettes de cette monnaie dégradée. En général et par rapport à la population de ce pays, je peux confirmer sans remords que le lecteur marocain est presque absent. Toutefois, les écrivains marocains préfèrent publier ailleurs ! C'est ailleurs que chaque partenaire de cette industrie est conscient de son identité professionnelle. Un éditeur d'ailleurs fait son travail avec professionnalisation et implication. Cet éditeur d'ailleurs n'est pas un simple facteur qui reçoit le manuscrit et le dépose chez l'imprimeur et le diffuseur. Le travail est complet.» Fatima Zohra El Mrabit, écrivaine, journaliste et présidente de l'observatoire national de l'édition et de la lecture «Il faut repenser et reconsidérer le rôle des établissements de l'édition au Maroc» «Le paysage culturel national connait une véritable crise, notamment l'absence d'une stratégie culturelle très claire, à même de suivre parallèlement ce qui se passe un peu partout dans le monde, surtout la culture occidentale. Ailleurs, tout le monde prépare une rentrée culturelle, et cela demande plusieurs mois et beaucoup d'efforts de tous les établissements et acteurs actifs dans le domaine de la culture et de l'art, à savoir les musées, les théâtres, salons... A cela s'ajoutent les maisons d'éditions qui réservent une part de leurs activités à la rentrée et la promotion des livres dans les différentes manifestations culturelles, les prix littéraires avec des budgets importants réservés à cet événement de la rentrée. Au Maroc, la culture est la dernière chose qui préoccupe les établissements concernés. En effet, les associations culturelles non gouvernementales souffrent du manque de soutien et survivent des cotisations des adhérents et sympathisants. Il faudrait signaler que la rentrée culturelle au Maroc commence véritablement en début du mois de février et mars qui coïncidera avec la journée internationale de la poésie et le Salon international du livre et de l'édition. L'écrivain marocain vit dans une crise, car, effectivement, il y a une grande difficulté dans l'édition du livre, d'abord, en passant par sa commercialisation et sa promotion à travers les médias et les manifestations culturelles nationales. L'écrivain publie ses livres de son propre argent. C'est à lui, aussi de les commercialiser et de les faire connaître dans une société où les chiffres de la lecture sont vraiment choquants. Dans cet esprit, il faut repenser et reconsidérer le rôle des établissements de l'édition au Maroc, et ce en donnant une grande importance aux créateurs et leurs créations, en assurant le suivi de leurs travaux, en faisant la promotion des auteurs afin de les faire connaître au lectorat national. Il faut penser également à la création d'un établissement qui joue le rôle d'intermédiaire entre l'écrivain, le marché et les médias.»