Rachid Andaloussi: Regard d'un architecte sur la ville de Casablanca (5) Al Bayane : Quelles sont les particularités de la ville de Casablanca, pour qu'on puisse parler d'une ville unique ? Rachid Andaloussi : Je dirais qu'elle est unique par rapport à d'autres villes dans le monde, parce que c'est une ville où on a créé des systèmes d'habitation qui satisfassent tous les besoins. Aussi, c'est un laboratoire d'architecture, où on peut trouver, par exemple au centre ville, presque tous les styles architecturaux : le néo-classique, le néo-mauresque, les bâtiments publics, l'art-déco. Idem pour l'école du Bauhaus qui a, pour sa part, obtenu un énorme succès. Je pense que c'est une chance pour nous d'avoir adhéré avec force à tous ces mouvements d'architecture. Certainement, cela a propulsé la ville vers le haut et l'inscrit précocement dans la modernité. En quoi consistent ces styles architecturaux ? S'agissant de l'architecture néoclassique, c'est une étape architecturale découlant du néoclassicisme au début du 19e siècle. Ce mouvement est ponctué par le retour aux formes gréco-romaines et dénote un goût particulier pour les colonnes, frontons, proportions harmonieuses, portiques, loggias... L'illustration de cette tendance est l'immeuble Maret situé au boulevard Mohammed V. Il s'agit en effet d'une construction qui conjugue deux mouvements d'architecture, en l'occurrence le néo-classique et l'art-nouveau. Cet immeuble a été construit par l'architecte français Hippolyte-Joseph Delaporte. En général les architectes français se sont inspirés de l'art nouveau et l'art déco, pimenté d'une touche marocaine : zellige, sculptures de bois de cèdre... A souligner que cet architecte est l'artisan de l'un des hôtels les plus en vue de la ville, bâti en face de l'ancienne médina, l'hôtel Excelsior. La façade de cet hôtel nous rappelle le style néo-mauresque, qui reflète une culture orientale minutieuse et le style arabo-persane, en mettant en exergue particulièrement les arcs, coupoles, stucs ciselés, portes massives sculptées, faïences et mosaïques. Cet hôtel, grâce à ses cafés qui se trouvent au rez-de-chaussée était le lieu de prédilection pour les hommes d'affaires et les classes montantes. En tout cas, c'est ce que souligne Claude Farerre, officier à marine française et prix Goncourt 1905. Dans son roman «Les Homme nouveaux», il décrit l'hôtel Excelsior comme un espace où les «rendez-vous de bourse, de finance et de commerce se donnaient exclusivement dans les quatre cafés qui l'entouraient...». Qu'est-ce vous entendez par l'art-déco ? C'est l'art-déco qui a succédé à l'art-nouveau et s'est développé à la fin de la guerre mondiale. Les architectes accordaient plus d'intérêt à l'utilisation des formes géométriques et la pureté des lignes. L'immeuble Eyraud, construit à l'angle Abderrahmane Sahraoui et Bd de Paris, constitue une belle incarnation de ce style. On peut également évoquer l'immeuble liberté, appelé le dix-septième, car il compte 17 étages. Cet édifice de style paquebot ou streamline moderne fut à l'époque une première en Afrique. Qu'est-ce que vous pouvez nous dire sur le style fonctionnaliste ? Le style fonctionnaliste a fait son apparition en URSS via le cubisme et en Allemagne à travers le mouvement du Bauhaus. Les initiateurs de ce courant avaient pour but de loger le plus grand nombre de personnes dans un cadre simple, esthétique et fonctionnel. L'immeuble-studios construits à l'avenue Hassan II par l'architecte Marius Boyer est un bel exemple de ce courant. Idem pour la cité Maréchal Améziane contenant plus de 200 logements de deux à cinq pièces, bâties par l'Office chérifien des logements militaires. Dans votre intervention à la table ronde consacrée à la ville de Casablanca et initiée par l'Espace-cadre du PPS, vous avez évoqué une chose qui a étonné tout le monde, en déclarant que même les bidonvilles à Casablanca ne ressemblaient pas aujourd'hui à ceux d'antan, plus ordonnés. Pouvez-vous nous clarifier cette différence ? Je fais allusion ici aux bidonvilles qu'on a créés à Casablanca surtout au niveau de «Ben M'sik» et «Carrières Centrales». C'était impressionnant quand même. Ils étaient des bidonvilles organisés. Ils sont devenus un modèle de ce qu'on appelle en Afrique du Sud le township. C'est un concept qui est né à Casablanca. En termes plus clairs, le township est une manière pour faire habiter le pauvre dans des conditions plus au moins ordonnées. C'est un désordre organisé qui a pour but de rattraper le temps en vue de répondre à des besoins rapides. Michel Ecochard, dans son livre remarquable, «Casablanca, le roman d'une ville», note qu'il y avait même des «riches en bidonville, des propriétaires de baraques qui les louent avec intérêt, parfois 40 à 50% ». Juste à tire d'information, Ecochard était architecte et a occupé le poste du responsable du service de l'urbanisme du Maroc. Comment ces bidonvilles étaient-ils organisés ? Mon idée principale, c'est que les bidonvilles de l'époque n'étaient pas comme ceux d'aujourd'hui. Ils étaient des habitations organisées qui ont été mises en place sous la pression du temps. Mais, ils ont été partagés en bloc réguliers, avec des rues principales, des ruelles et autres espaces tels le café, le bain, l'épicerie... La construction des baraques était autorisée dans un périmètre bien contrôlé par les autorités du protectorat. Pour les habitants de ces baraques, le bidonville était, dans un premier temps, un moyen de promotion sociale, en attendant des jours meilleurs. Issu du monde rural, les gens, ou la plupart d'entre eux, travaillaient dans le port et les usines qui viennent s'implanter dans la ville. On assistait donc à l'émergence du prolétariat marocain.