Zéro positif «Je hais la violence, mais je sais qu'elle est en moi, et en vous, et je veux l'explorer» Martin Scorsese Le projet était déjà là, énoncé en filigrane de son deuxième long métrage, Casanégra ; il le souligne encore aujourd'hui dans le programme narratif et esthétique de son deuxième long métrage, Zéro et il le confirme explicitement dans l'entretien qu'il nous a accordé : Nour-Eddine Lakhmari place Casablanca au cœur d'un travail sur la ville sous forme d'une trilogie dont le troisième volet s'intitulera Mazlout. Casanégra, dès la forme imagée du titre, renvoyait, effectivement, à la présence particulière de la métropole marocaine dans le film ; c'était plus qu'un décor, un véritable actant contribuant à la construction du drame. L'approche esthétique mettait en valeur tout un pan de la mémoire architecturale de la ville blanche devenue en la circonstance Casanégra, la maison noire exprimant ainsi, sur un plan scénaristique, l'une des dramaturgies urbaines les plus réussies de la cinématographie marocaine. Des personnages en fuite face un destin qui les écrase. La ville, censée être un lieu d'épanouissement fonctionnant comme un lien de sociabilité se révèle finalement un espace d'enfermement où chacun rêve d'un ailleurs : un ailleurs social, une sorte de promotion dans la hiérarchie sociale par tous les moyens (le personnage de Karim) ou un ailleurs géographique, la recherche d'un eldorado mythique qui peut s'appeler Malmoe (le personnage de Adil). En inscrivant son drame dans une configuration urbaine, très marquée esthétiquement, Lakhmari renoue avec une forte tradition qui a influencé tout le cinéma international et en partie la filmographie marocaine notamment autour de ce que l'on qualifierait « les cinéastes de la chaouia » : essentiellement les frères Dekaoui, feu Reggab, en partie Saad Chraibi, Hakym Noury et Hassan Benjelloun. Et surtout avec Lagtaâ qui avec Un amour à Casablanca avait, en quelque sorte, lancé l'ancêtre dramatique de Casanégra y compris en termes de réception publique et de polémique autour de certaines scènes ou de certains propos. Le cinéma et la ville, c'est une vielle histoire concomitante à l'histoire du cinéma. On ne peut comprendre Zéro sans le restituer dans cette filiation, présente en termes de choix stylistique dans le film et que Lakhmari revendique explicitement. Casanégra et Zéro en attendant Mazlout, sont la confirmation d'une thèse déjà confirmée par le cinéma : le cinéma se nourrit de la ville, mais le nourrit également. Art urbain par excellence, le cinéma est né dans une ville. A Lyon, la ville des frères Lumière, une rue porte le nom de la Rue du Premier film. Les premières images du cinématographe sont des images du centre de Paris. La ville moderne va accompagner le développement du cinéma ; et le destin du cinéma sera inscrit dans le destin des villes. Les mutations qui touchent l'une vont concerner de très près l'autre. On s'interroge par exemple si la situation actuelle du cinéma n'est pas le pendant de la crise de l'urbanité : le succès de Casanégra a des explications sociales profondes qui vont dans ce sens. Il n'y a plus de ville au sens de l'urbanité qui veut dire la civilité. A la dilution de la ville dans un vaste paysage urbain, correspond la dilution du cinéma dans le paysage dit audiovisuel...où le cinéma se cherche une identité face à la multiplication des écrans et des supports. La force de Zéro émane d'abord de ce background qui lui offre une profondeur cinéphilique indéniable. Mais de quelle ville il s'agit ? La séquence d'ouverture se laisse voir comme un épilogue prometteur ; des fenêtres ouvertes avec des rideaux secoués par une légère brise et un personnage se livrant à un exercice de nettoyage. Les lumières sont douces et dégagent une certaine impression de sérénité dans un univers paisible même si les gestes nerveux et le regard fuyant du personnage nous en disent long sur son caractère. C'est ce que nous ne tarderons pas à découvrir. Il s'agit en effet, de Amine Alias Zéro celui-là même qui donnera son titre au film. En sortant de ce havre de paix, le récit va nous mener vers un univers impitoyable, celui de Casablanca de la nuit, des circuits parallèles et des trafics de l'ombre. Nous découvrions que Amine est un jeune policier, il fait partie grosso modo des flics dits « les ripoux ». Mais c'est un « ripou » au cœur d'or. La caractérisation du personnage se fera graduellement à travers un contexte et une série d'actions et de comportements. Amine évolue entre la sphère privée (familiale) et la sphère publique (professionnelle) : en fait, les sphères changent mais c'est quasiment le même traitement subi ici et là. Chez lui, il est écrasé par un père despote, aigri, nostalgique : une très forte scène nous le montre quasiment chauvin, vitupérant contre les joueurs de l'équipe nationale de football à qui il reproche, dans un langage hyper violent, le fait de ne pas connaître par cœur l'hymne national marocain. Mais l'image du père se lit comme une parabole ; avec un père nostalgique et paralysé, c'est tout un discours social qui est épinglé par le film. La figure du père récurrente dans les deux films de Lakhmari offre une lecture complexe, exprimé d'ailleurs par l'évolution des rapports entre Amine et son père. L'identité de soi, la finalité du drame, ne se réalise que dans un rapport de forces. Dehors, Amine devient Zéro, nul...ou plutôt redevient car c'est un sobriquet qui lui a été imposé par son supérieur hiérarchique. Un commissaire, sans vergogne. Sans foi ni loi. Transformant la brigade dont il dispose en un outil de pouvoir personnel pour sauvegarder son propre réseau. Zéro, le dérange parce qu'il est atypique. Parce que c'est un solitaire, quelqu'un qui joue « Solo » pour reprendre le langage du commissaire. Entre son « père » et ses « pairs », zéro passe d'un enfer à l'autre. Néanmoins, il y a un entre deux qui donne qui permet au récit de respirer, donnant aussi plus de consistance au personnage et de la profondeur au scénario. Amine a une petite amie, Mim,i avec qui il monte ses propres coups, consistant à tendre de pièges à des « voyous » respectables, en simulant des situations de détournement de mineur, Mimi étant l'appât idéal. Il y a en outre son son bar au nom emblématique « Le refuge ». Et il y a ce policier qui part à la retraite, image furtive d'un père de substitution qui offre à Amine des moments de pause, hors tension. Et puis il y Nadia, celle qui va tout changer. Elle commence par entrer dans la vie d'Amine par une photo. Cette grande absente déclenchera la dynamique narrative et offre à Amine une raison d'être. Il change alors de statut. Il entre dans un nouveau processus, celui de la quête et de la rédemption. Le système des personnages élaboré par Zéro nous offre en fait une démarche dynamique qui nous rappelle ce que les théoriciens du relationnel appellent « un triangle tragique ». Nous avons le pôle du persécuteur, le pôle de la victime et le pôle du sauveur. Ce n'est pas un schéma figé. En effet, le protagoniste part de l'un des pôles ; l'antagoniste de l'un des deux autres...Les personnages se déplacent sur le triangle, changent de rôle, entrent en interaction avec un sauveur éventuel. Zéro commence par nous offrir l'image d'un Amine victime face à un pôle de persécuteur où alternent le père, le commissaire, les agresseurs dans la rue... son évolution dramatique aiguisée ici par la rencontre avec les personnages féminins l'amène au statut de sauveur. Le programme narratif étant le sauvetage de Nadia, le démontage du réseau du trafic de la chair blanche. Nadia étant une vraie apparition dans le ciel sombre du personnage : sa mère arrive chez lui au commissariat pour l'inscrire comme disparue ayant été happée par la grande ville. Nadia, sera ce tournant attendu et qui sera renforcé dramatiquement par la disparition du père...d'où le retour à ces images de mise à plat du personnage par la métaphore du nettoyage de sa maison. Des images qui viennent relancer le récit ; une nouvelle étape commence dans la vie de Zéro. Cet anti-héros scorsesien va au terme d'épreuves initiatiques reprendre le cours de sa vie. En nettoyant son entourage immédiat, il annonce son intention. La ville a besoin d'un coup de torchon. C'est une évolution portée par une démarche et un style qui revendiquent franchement une adhésion à l'héritage cinéphilique dont la figure de proue peut-être Martin Scorsese même si le personnage du « bad » policier renvoie explicitement à Abel Ferrara. La violence urbaine, l'ambiance nocturne où les corps sont mis à mal dans un perpétuel mouvement de brutalité et de fracas ; torturés, violentés et qui finissent par se déchaîner dans une rhétorique violente à la fois iconique et verbale. Il ne faut pas, en effet, réduire les répliques des uns et des autres (le père, le commissaire, Mimi...) à une formulation des dialogues gratuite, au contraire, c'est une composante inhérente à la nature des personnages. Cette violence verbale dit et prolonge la violence qui caractérise les rapports sociaux et que le cinéma de Lakhmari réussit à rendre en l'inscrivant dans une tradition cinématographique. L'univers de Lakhami est un univers dual : la nuit/le jour ; l'extérieur/l'intérieur ; le haut /le bas...le vice/la vertu y compris dans chaque être. Car nous ne sommes pas dans un système manichéen comme dans un mélodrame classique. Nous sommes dans la complexité du film noir qui par ses images en clair-obscur, son atmosphère de l'entre deux...nous propose des situations en perpétuelle évolution et des personnages qui ne maîtrisent pas leur destin...Amine subit, agit mais pour finir en victime expiatoire... Cet univers n'est pas opaque ; il est traversé de moments lumineux comme ce bar-refuge où l'on peut insulter le monde entre adultes désabusés et prostitués aguerries, au grand cœur. Là où le film nous offre l'une de ses scènes les plus mémorables quand Amine - Zéro ramène une très belle femme, le médecin (Kenza) qui vient justement de soigner son père : cette beauté qui fait irruption dans le milieu des bas-fonds est une exaltation de la volonté de changer la vie et de statut pour ceux qui n'ont pas le droit au rêve. Les femmes ou plutôt les figures féminines offrent un champ symbolique qui encadre le personnage et lui permettent de réussir son passage à une nouvelle étape. Mimi, cette jeune prostituée est là comme amie, adjuvant, alliée et n'hésite pas à jouer la protectrice ; Kenza est le trésor caché qui se révèle par petites touches jusqu'à l'extase et le bonheur sublime et Nadia est une forme d'appel pour clore le désenchantement du monde ; elle est au rendez-vous comme la figure ultime de la rédemption accomplie : alors, la caméra de Lakhmari souffle un peu et nous offre des cadres plus éclairés, des images plus apaisées, des couleurs moins sombres et un sourire illumine le visage de Amine. Zéro devient tout simplement un héros. Non pas parce qu'il est un superman mais simplement parce qu'il est allé jusqu'au bout. Marqué par une blessure physique (la balle qu'il reçoit) et les blessures intérieures qu'il a accumulé.