«C'est au Maroc que je dois la découverte de ma voix narrative» Partout où le destin l'emmène, l'écrivain mexicain Alberto Ruy-Sûnchez ne cesse de répéter, haut et fort, que "c'est grâce au Maroc qu'il a pu découvrir sa propre voix narrative", après laquelle il a longtemps couru pour enfin acquérir une marque littéraire dans une Amérique-latine où la littérature surfe sur la vague du réalisme magique. Alors que ce brillant écrivain, qui a remporté de nombreux et prestigieux prix littéraires, était en pleine phase de recherche de soi et de prise de distance avec les grands maitres de la littérature latino-américaine comme Gabriel Garcia Marquez ou Isabel Allende, qui ont fait de l'ombre à une génération d'écrivains contraints de suivre le courant du réalisme magique, un banal voyage en compagnie de sa femme, de Paris, où il poursuivait ses études, au Maroc, allait tout changer. C'est ici où il a, enfin, découvert sa voix narrative unique et trouvé son identité et son choix vital comme un écrivain se consacrant à donner du sens à l'anarchie du monde. Il y a de cela 37 ans. On voulait fuir l'hiver sombre de Paris, qui empêche les muscles du visage de fonctionner normalement, de sourire librement. On avait pris les billets les moins chers du bateau Sète-Tanger. On comptait rester deux semaines, mais on a accompli les deux mois, grâce à l'hospitalité des Marocains. Dans la dernière et modeste classe du bateau, raconte Ruy-Sûnchez, qui a animé mardi à Rabat une conférence sur les représentations culturelles entre le Maroc et le Mexique, "j'ai découvert la fonction classique du conte, celle de donner un sens à l'anarchie. C'était en contemplant un conteur de la place de Jamaa Lafna, qui revenait d'une visite familiale de Paris". Il se rappelle, avec enthousiasme, des interminables heures d'enfer passées en bateau à la merci des vagues violentes. "On ne dormait presque pas. On s'évanouissait plutôt". Toutefois, il remarqua que petit à petit le calme revenait et les voyageurs se massaient dans un coin, autour du même conteur qui racontait des histoires, qui n'étaient en fait que le récit des longues et terribles heures passées dans le même voyage. L'auteur du livre "Los Jardines secretos de Mogador" (les jardins secrets de Mogador), souligne à ce sujet qu'il avait appris du conteur marrakechi la première leçon: Comment vivre le plaisir du conte. "Je me suis rappelé pourquoi je voulais devenir écrivain et je me suis mis à restituer les traditions du conte dans la famille mexicaine". Les visites de l'écrivain mexicain au Maroc allaient donc se succéder, partant d'une relation aux objets, traditions et aux signes marquée par l'ébahissement à la compréhension. Il a fait la découverte de nouvelles sources d'inspiration, de nouveaux horizons d'imagination et d'écriture dans les souks, les oasis, les créations artisanales, les bains maures dans les ruelles tortueuses de Fès, les collines de Zagora ou les éternels secrets d'Essaouira, la cité qui est devenue pour lui une métaphore d'un voyage transcendant, la terre d'amour qu'il a toujours recherché. C'est ainsi qu'il va revenir plusieurs fois au Maroc pour s'attarder sur une scène unique: Ces chèvres qui se nourrissent du haut d'un arganier. "C'est une scène exemplaire qui colle parfaitement au summum du réalisme magique, chasse gardée des latino-américains". Dans le bain maure traditionnel de la médina de Fès, l'écrivain va toucher de nouvelles dimensions de la géographie du lieu et du jeu de la lumière et de la chaleur. Devant le maitre du Zellij, il va saisir la beauté de l'assemblage des morceaux de différentes formes et tailles, pour s'en servir dans son architecture narrative. Le Maroc m'a offert des cadeaux d'une valeur inestimable, des amitiés profondes, un voyage de mémoire à des scènes d'enfance enfouies dans l'oubli, une vaste vision du monde. Au-delà de son expérience en écriture, la relation de Sanchez avec le Maroc a ouvert devant lui de grands horizons de recherche dans le patrimoine culturel commun entre deux civilisations historiquement ancestrales, géographiquement éloignées. Il est étonnant de le voir, lors de cette conférence organisée par l'académie des études diplomatiques, parler avec une grande fierté de l'influence arabe dans la culture mexicaine et espagnole. Il met le doigt sur les traces de l'arabe sur la langue espagnole, malgré les tentatives de séchage linguistique, en rappelant, à titre d'exemples, que le mexicain mange Aceitun (olive ou Azitoun en arabe) et nage dans Alberca (lac ou Alberca en arabe). L'écrivain continue sa gymnastique comparative en expliquant dans le détail les similitudes des techniques d'art de poterie à Fès et à Puebla au Mexique, en opérant un travail de recherche documentaire sur l'influence arabe dans les procédés de construction des maisons traditionnelles aux toits de bois et en constatant les ressemblances des dessins sur le tissu amazigh avec ceux des Indiens de Chiapas. Natif de Mexico, en 1951, Alberto Ruy-Sunchez a poursuivi ses études universitaires à Paris, où il a vécu durant huit années et fut l'élève de grands professeurs comme Roland Barthes et Gilles Deleuze. Il dirige, depuis 1988, la sérieuse revue Artes de Mexico (les arts du Mexique). Son premier roman "Los Nombres del aire" (traduit comme Les Visages de l'air) a obtenu le plus prestigieux prix au Mexique, avant d'enchainer en 1996 par le Prix des Trois Continents pour son roman "En los Labios del agua" (traduit comme Les Lèvres de l'eau).