Les médicaments ne sont pas les seuls à manquer. Leurs matières premières peuvent également être en rupture de stock. La fabrication locale de certaines molécules et princeps, envisageable, semble pour l'heure trop précoce au Maroc. C'est un marathon que certains consommateurs de médicaments connaissent bien : écumer les pharmacies afin de se constituer une réserve, dans la crainte d'une pénurie. Dernière en date, celle du Levothyrox, survenue en juillet dernier. Les patients atteints de thyroïde se sont d'autant plus inquiétés que les informations sur les raisons de son indisponibilité et son prochain approvisionnement ont, dans un premier temps, été communiquées au compte-gouttes, laissant même pantois le Syndicat des pharmaciens. «Nous constatons en effet que l'information des risques de rupture ou de pénurie de certains médicaments est rarement disponible, ce qui rend la situation préjudiciable pour les patients car les professionnels de la santé ne disposent d'aucune visibilité», nous dit Rachid Lamrini, expert en industrie et répartition pharmaceutiques. Fin août, le ministre de la Santé Anas Doukkali a annoncé l'approvisionnement d'environ 240 000 nouvelles boîtes de ce médicament, qui sont venues s'ajouter aux 500 000 autres importées entre le 15 juillet et le 8 août. D'après un courrier adressé au ministère de la Santé par Merck et Cooper Pharma, respectivement producteur et distributeur au Maroc du médicament, que nous avons pu consulter, le planning prévisionnel d'expédition de l'Allemagne comprend 355 000 boîtes en septembre pour le Levothyrox 25µg, 335 000 boîtes en septembre pour le Levothyrox 50µg et 400 000 boîtes en octobre pour le Levothyrox 100µg. Reste que la rupture de stock de certains médicaments, dont une courte liste publiée en mai dernier par le site d'information Médias 24 comprenait le Cardioaspirine (maladies cardio-vasculaires), le Benadryl (allergies), le Primolut-nor (insuffisance en progestérone) et le Celebrex 200 mg et 100 mg (arthrose), entre autres, a donné du fil à retordre aux patients. Un secteur «capitalistique» Le Maroc ne fait pas exception. En 2018, la France a recensé près de 868 signalements de tensions ou de ruptures d'approvisionnement, soit 20 fois plus qu'en 2008. Difficile de ne pas voir derrière ces insuffisances la main de l'industrie pharmaceutique : «Les causes sont multifactorielles. (…) Mais les pénuries sont aussi plus généralement le fruit de la façon dont s'est structurée cette industrie ces dernières années pour être toujours plus rentable. Selon le magazine financier Forbes, le secteur est le plus profitable de tous, loin devant la finance ou l'informatique», indiquait Le Monde cet été. «L'activité est devenue très capitalistique», nous confirme Jamal Taoufik, directeur du médicament et de la pharmacie au ministère de la Santé. «Le secteur pharmaceutique a évolué : avant, vous aviez plusieurs petits fabricants disséminés un peu partout à travers le monde, mais la concentration de cette filière à la suite de rachats successifs, pour des raisons capitalistiques justement, a encouragé la réduction progressive du nombre de sites de fabrication», explique-t-il. Et d'insister : «Avant, une seule usine fabriquait un produit dans chaque pays. Désormais, ce peut-être une seule usine pour le monde entier. Cette conjoncture n'a plus rien d'exceptionnel.» Les matières premières peuvent manquer Au risque de se faire l'avocat du diable, l'industrie pharmaceutique n'est pas la seule responsable. L'évolution de certaines substances médicamenteuses peut elle aussi risquer de mener à des ruptures de stock ou des difficultés d'approvisionnement. «On passe des produits chimiques classiques à des produits de biotechnologie, donc issus du vivant, et il est beaucoup plus compliqué de disséminer la fabrication, ce qui accroît davantage la concentration des sites de fabrication car les normes sont très exigeantes.» Jamal Taoufik Sans compter que ce qui est valable pour les produits finis, l'est aussi pour les matières premières : «Vous pouvez n'avoir qu'un ou deux fabricants de matière première à l'échelle mondiale ; dès lors, il suffit de la moindre anicroche pour qu'il y ait pénurie, ou du moins risque de pénurie», ajoute le responsable. «Le phénomène de rupture de stock touche en grande partie les médicaments importés. Il n'y a absolument pas de rupture pour les médicaments fabriqués localement, mais il peut arriver que ce soit la matière première qui soit en rupture de stock au niveau mondial», complète Layla Laassel Sentissi, directrice exécutive de l'Association marocaine de l'industrie pharmaceutique (AMIP) et ancienne directrice commerciale de Cooper Pharma. Layla Laassel Sentissi plaide auprès des autorités pour la fabrication locale de certains médicaments, même si, avance-t-elle, le projet est peut-être pour l'heure trop précoce pour le Maroc : «Aujourd'hui, la plupart des molécules et des princeps [médicament original protégé par brevet, ndlr] ne sont pas fabriqués par les maisons mères au Maroc et sont protégés par des brevets. Si les multinationales ne produisent pas elles-mêmes le princeps au Maroc, il faut attendre les vingt ans du brevet pour que la molécule tombe dans le domaine public et puisse être génériquable et fabricable au Maroc.» Autoriser la substitution d'un médicament par un autre Rachid Lamrini, également ancien président du Conseil de l'Ordre des pharmaciens fabricants et répartiteurs (COPFR), ouvre quant à lui un autre front : celui du cadre juridique. Les notions de ruptures et de pénuries ne sont pas définies juridiquement, rappelle-t-il. «Le cadre réglementaire actuel ne parle que des exigences relatives à la détention de stocks de sécurité des médicaments. Les textes régissant ce dernier point sont de surcroît anciens et obsolètes car pas spécifiques aux médicaments, et renvoient à un décret de 1971 qui traite de la même manière les denrées alimentaires que les médicaments.» Rachid Lamrini Autre problème : le droit de substitution d'un médicament par un autre (même molécule, même dosage et même forme galénique) en cas de rupture de stock n'est pas autorisé et réglementé pour les pharmaciens d'officine au Maroc. «Chez les patients ayant une assurance maladie, nous constatons même parfois le rejet de remboursement d'un médicament générique délivré et non prescrit bien que le prix puisse être moindre», ajoute Rachid Lamrini. Par ailleurs, celui-ci prévient qu'«il est primordial pour appliquer convenablement ce droit de substitution que les professionnels de santé» gardent plus à l'esprit «l'intérêt général et celui des patients, au lieu de prioriser des intérêts économiques».