Les nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) ont permis aux personnes handicapées de pallier la fragilisation des liens sociaux en les substituant à des liens virtuels. Internet n'est cependant pas plus perméable à la stigmatisation et au rejet. Amal Bousbaa est sociologue et enseignante chercheure à la Faculté des lettres et des sciences humaines d'Ain Chock de l'université Hassan II de Casablanca. Elle est l'auteure d'une enquête intitulée «Les enjeux de l'accessibilité aux NTIC des personnes en situation de handicap : quelles implications sur les liens sociaux ?», publiée dans l'ouvrage collectif «L'Internet au Maroc. Militantismes, sociabilités et solidarités numériques» (L'Harmattan, mars 2019), dirigé par l'ethnologue Souad Azizi. Quels types de handicap avez-vous étudiés dans le cadre de votre étude ? Je tiens tout d'abord à préciser que l'article a été écrit sur la base de deux enquêtes. Dans le cas de l'enquête qualitative, avec l'équipe de recherche dont je faisais partie, rattachée au laboratoire de recherche sur les différenciations sociales et les identités sexuelles de l'université Hassan II de Casablanca, on a d'abord travaillé auprès des personnes en situation de handicap et de leurs parents, en faisant surtout des focus-groupes, c'est-à-dire qu'on réunissait un groupe de personnes (les parents de personnes en situation de handicap, ou bien les personnes elles-mêmes) pour témoigner de leur vécu. Dans le cas de cette enquête qualitative, c'était surtout le handicap physique. Ceci dit, afin de tenir compte de la diversité des profils et des types de handicap, on a essayé d'en toucher tous les types dans le cas de l'enquête quantitative : physiques, sensoriels et cognitifs, en faisant appel à des intermédiaires qui ont les compétences requises pour transmettre les réponses des personnes aux chercheurs. En quoi consiste concrètement cette intégration des personnes handicapées aux NTIC ? Car comme vous le soulignez dans votre étude, il ne suffit pas de les munir d'un ordinateur ou d'un smartphone et d'une connexion internet pour les intégrer pleinement à la vie sociale. Ce que j'ai remarqué dans les études sociologiques sur le handicap, c'est que dès qu'on parle d'accessibilité numérique, les personnes en situation de handicap sont censées être intégrées socialement. J'ai essayé de donner sens à cette intégration sociale et voir en quoi elle consiste : les personnes handicapées qui ont accès aux NTIC sont-elles vraiment intégrées socialement, et si c'est le cas, de quelle manière ? Les individus qui ont la possibilité d'accéder aux NTIC se basent avant tout sur internet : les réseaux sociaux, les sites de rencontres… Le tout dans le but de créer des liens virtuels. Ces liens ont la particularité de s'ouvrir à un contexte au-delà du contexte marocain : quand on se connecte à Facebook, on peut entrer en contact avec des personnes d'appartenance géographique très diverse. Aussi, elles peuvent communiquer avec des personnes qui ont un niveau d'instruction également très varié. L'intégration traduit par ailleurs la possibilité que donne internet à la personne handicapée dans le sens où les interactions interpersonnelles, c'est-à-dire en face à face, sont souvent marquées par la stigmatisation. En revanche, l'espace virtuel permet à la personne d'interagir uniquement lorsqu'elle le souhaite, de surcroît avec des personnes avec lesquelles elle sent qu'elle a des affinités. Elle devient ainsi sélective vis-à-vis des individus avec lesquelles elle veut interagir. D'autre part, internet permet de dévoiler, ou non, leur handicap. La question de l'anonymat est centrale. Dans le cadre de relations interpersonnelles, leur handicap est visible, elles ne peuvent le cacher. Le risque d'être stigmatisé est donc là. Internet permet au contraire de maintenir secret le handicap et de le dévoiler quand la personne est prête à le faire. Le monde virtuel est-il moins perméable aux représentations sociales sur les personnes handicapées ? Echappe-t-il aux attitudes stigmatisantes ? Quand on interroge ces personnes, on se rend compte que la vie virtuelle est marquée par deux périodes : il y a d'abord le moment durant lequel la personne interagit sans dévoiler son handicap. Elle attend que la relation devienne plus profonde, plus solide. Le second moment, c'est après que la personne ait dévoilé son handicap. Différentes réactions se manifestent alors : soit on coupe catégoriquement le lien, et dans ce cas c'est un rejet fort, brutal ; soit on coupe graduellement les liens avec la personne pour ne pas que ce soit trop brutal ; soit, enfin, on accepte l'autre comme il l'est. Ce qui ressort également de l'enquête, c'est que l'espace social en ligne peut être un prolongement de l'espace social interpersonnel dans le sens où les conversations et les échanges deviennent surtout focalisés sur le handicap. Les femmes qui interagissent pour rencontrer un homme peuvent se voir demander de se montrer à la caméra pour que l'autre essaie de mesurer, selon ses propres critères, le degré de sévérité de la déficience. L'espace social en ligne peut donc s'inscrire en continuité avec l'espace interpersonnel et devenir ainsi un espace d'exclusion et de stigmatisation. Les liens sociaux ne sont-ils pas fragilisés par l'anonymat dont vous faites état ; par le fait que l'interlocuteur virtuel, finalement, ne sait pas vraiment qui il a en face de soi… Est-ce un moyen d'invisibiliser les stigmates du handicap ? On ne parle pas de renforcement, mais d'imbrication, de bipolarité des liens sociaux. Les NTIC ont permis aux personnes handicapées d'avoir accès aux deux types de lien dont j'ai parlé ; liens interpersonnels, en face en face, et liens virtuels. Ça créé des occasions d'échanges, de communications pour les personnes qui sont entravées par des facteurs personnels comme la timidité, le sentiment d'infériorité vis-à-vis des autres, une image dévalorisante de soi, ou par des facteurs environnementaux. Par exemple, si je veux rencontrer du monde, je dois être mobile dans l'espace, et cette mobilité n'est pas gratuite ; elle demande à ce que la personne ait les moyens financiers et logistique de sortir, et à ce que l'espace public soit accessible, ce qui n'est pas le cas. Or à partir du moment où je dispose personnellement et individuellement d'un téléphone ou d'un ordinateur portable, je peux rester chez moi, me connecter et avoir l'occasion d'échanger avec d'autres personnes, ne serait-ce que dans l'anonymat, à travers un faux profil par exemple. C'est un début de relation qui peut se renforcer, comme elle peut aussi s'interrompre. Internet vient donc compenser, réparer l'affaiblissement du lien social causé par le handicap… Il s'inscrit dans une «logique compensatoire», dites-vous. Compensatoire dans le sens où les liens sociaux sont souvent marqués par la stigmatisation, le rejet, le mépris… C'est comme si les liens virtuels palliaient cette difficulté qu'ont les personnes handicapées de communiquer avec les autres. Les liens virtuels viennent en effet compenser la fragilisation des rapports sociaux interpersonnels. Il faut souligner enfin qu'il y a un déphasage entre les textes promulgués au Maroc qui soutiennent l'importance de l'accessibilité de l'espace public aux personnes en situation de handicap, et la réalité. Elles ont beaucoup de difficultés à être mobiles dans cet espace. Elles ne sortent pas pour aller l'école – beaucoup sont analphabètes –, elles ne sortent pas non plus pour travailler car elles n'ont pas les possibilités et les compétences pour avoir un emploi, et restent ainsi enfermées dans l'espace familial.