Essentiellement porté pendant les fêtes, l'habit traditionnel marocain tombe peu à peu en désuétude. La religion, mais aussi la famille royale permettent aux gandouras et djellabas de résister à l'oubli. Quartier de Bab Marrakech, dans l'ancienne médina de Casablanca. A quelques jours de l'Aïd El Kébir, Saïd Berrada, propriétaire d'une etite boutique de vêtements traditionnels, fait du rangementsur ses étagères. Il retire les gandouras exposées durant l'été et les remplace par de nouvelles tenues qu'il vient de recevoir. Ildispose un premier caftan coloré sur l'étagère en bois du haut pour mieux ttirer les clients. Cela fait 40 ans que Saïd Berrada vend et achète des vêtements traditionnels à Casablanca et son père, avant lui, faisait le même métier. Il vend de tout : gandouras, djellabas pour homme et pour femme, vêtements de fête pour enfant, babouches multicolores, sans oublier les tarbouches, chapeaux traditionnels marocains. Saïd ne confectionne pas les vêtements qu'il vend. Il les achète directement cousus dans des ateliers et des usines de Casablanca, d'El Jadida, ou de Fès, la ville de l'artisanat par excellence. Habits de fêtes. «L'Aïd El Kébir, n'est pas la fête durant laquelle on vend le plus. On vend beaucoup plus durant le mois du Ramadan», explique Saïd Berrada haut perché sur son escabeau, une épingle à la bouche. Toutefois, l'Aïd apporte également son lot de clients. «Aujourd'hui, des hommes sont venus se renseigner sur des gandouras pour la fête. Les gens ne veulent pas porter des jeans ou des chemises le jour de l'Aïd mais plutôt une tenue traditionnelle. Même s'il n'a pas les moyens, le Marocain va tout de même acheter une nouvelle tenue, rien que pour la montrer aux gens dans la rue ou à ses voisins. En plus de ça, il sera fier de passer la journée de l'Aïd avec sa famille et ses amis dans des vêtements tout neufs», ajoute-t-il. Les vêtements traditionnels masculins que Saïd vend le plus dans sa boutique sont au nombre de deux. Il y a la gandoura simple, une longue robe ample en coton et à manches courtes qui vaut 100 dirhams. L'autre best-seller de la boutique Berrada est le m'likh, un ensemble de deux gandouras à manches longues qui se portent l'une sur l'autre. Un produit de bien meilleure qualité, plus élégant que la simple gandoura et cousu à la main. Pour ce genre de modèle, les mains des couturiers valent de l'or. Cette tenue se vend à partir de 500 dirhams; le prix peut très vite augmenter. Il dépendra de la qualité des broderies utilisées appelées la sfifa ou des boutons cousus mains, les A'qad. Origines soufies. D'après les travaux de Yassir Benhima, chercheur à la Sorbonne et spécialiste de la société marocaine au Moyen-âge, ces habits traditionnels masculins actuels trouvent leurs origines dans les vêtements portés par les soufis entre le 12e et le 14e siècle. Le soufisme est un mouvement de l'Islam basé sur la recherche de l'amour de Dieu au moyen de la contemplation ou de la méditation. «Les soufis ont particulièrement utilisé le vêtement comme moyen d'identification et comme signe extérieur de quête spirituelle», explique Yassir Benhima dans son article «Le vêtement des Soufis au Maroc médiéval». L'étymologie même du mot soufisme porte cette spécificité : le mot suf signifie laine en arabe. Ce tissu rugueux, modeste et sobre était le plus utilisé dans la confection des habits des soufis de cette époque. Il permettait de tenir chaud aux musulmans qui voyageaient. Yassir Benhima raconte l'histoire de deux soufis, l'un de Fès et l'autre de Marrakech qui portaient uniquement des vêtements fabriqués par leurs épouses respectives avec la laine du mouton sacrifié pour la fête de l'Aïd El Adha. Le vêtement soufi était très souvent décrit comme long, enveloppant le corps et parfois ne comportant aucune couture. Au fil des siècles, les Marocains ont continué à porter des vêtements longs et amples principalement pour des raisons religieuses. «D'abord, il y a la pudeur. On n'aime pas exposer les formes de son corps, c'est une notion très importante en islam. Un hadith ne dit-il pas que la foi comporte soixante et quelques branches, dont la pudeur ?», souligne Ralph Stehly, professeur d'histoire des religions. Ensuite, «il y a des questions pratiques tenant au rituel musulman. Les musulmans s'acquittent de la prière cinq fois par jour, ils passent donc cinq fois par jour des activités profanes à l'état de sacralisation (ihrâm en arabe) qui nécessitent des ablutions avec de l'eau. Le rituel des ablutions est évidemment plus simple et plus pratique à accomplir avec des vêtements amples qu'avec des vêtements serrés», ajoute Ralph Stehly. Modernisation. Toujours musulmans et souvent pratiquants, les Marocains portent toutefois de moins en moins l'habit traditionnel dans la rue. Les jeunes hommes les trouvent inappropriés au quotidien. «Je ne trouve pas cela confortable du tout, limite ringard. Par exemple, je ne me vois pas porter des babouches sous la pluie, je pourrais glisser !», estime Amine, jeune responsable commercial dans une société cotée en bourse. «Par contre, le jour de mon mariage, je tiens à porter les habits marocains, parce que c'est la tradition», insiste-t-il. «Je ne m'imagine pas aller à la banque ou au travail en portant une gandoura, je ne supporterais pas le regard des autres clients sur ma tenue», s'exclame Abdalilah, la trentaine, chauffeur de taxi. Le professeur d'études islamiques Saïd Kamali, conférencier à Masjid Sounna, à Rabat, explique ce phénomène par la proximité géographique du Maroc avec l'occident. «Aujourd'hui le Maroc fait face à une modernisation de la vie due notamment à une proximité avec l'Europe. Les jeunes hommes ont tendance à vouloir tout faire comme en Europe. L'habit traditionnel est limité seulement aux fêtes et aux cérémonies», détaille-t-il. Il souligne, toutefois, que, ces dernières années, il y a eu un retour aux habits traditionnels «grâce au Roi Mohamed VI et à la famille royale qui portent l'habit traditionnel durant différentes cérémonies et manifestations diplomatiques». Aura royale. Le souverain contribuerait-il justement à encourager les Marocains à continuer à porter les vêtements traditionnels ? Dans son livre paru en 2001, «La vie politique au Maroc», le politologue spécialiste du Maghreb, Bernard Cubertafond, rappelle que le Roi Mohamed VI est plus à cheval sur la tradition que son père Feu Hassan II. «Mohamed VI est plutôt rattaché à la tradition de proximité et de simplicité de son grand-père : après le temps du roi devenu lointain et capable de la plus extrême dureté reviendrait celui du roi gentil et plutôt déterminé. Mohamed VI a immédiatement présenté une double image, alliant jeunesse et tradition. On verra donc le roi médititatif et silencieux en costume traditionnel, lors des causeries religieuses du Ramadan, le roi à cheval, et le roi jeune et sportif sur son jet-ski. Chacun peut s'identifier à telle facette du moi, multiple et un. La représentation multiple du roi peut devenir celle des Marocains et du Maroc à la fois ou tour à tour traditionnels, modernes, jeunes, enracinés et religieux», écrit-il. Il est très courant de voir tantôt le souverain porter une djellaba, un tarbouche rouge et des babouches jaunes lors des prières du vendredi ou lors de l'inauguration d'un grand projet ; tantôt de le voir porter un costume cravate classique prononçant un discours au peuple. Sénégalais en gandouras. La résistance de l'habit marocain traditionnel à l'occidentalisation vestimentaire s'exprime également dans d'autres pays qui raffolent des gandouras ou djellabas made in Morocco. C'est le cas du Sénégal, du Mali et de la Guinée, des pays à forte population musulmane. «Aujourd'hui, ce n'est pas intéressant pour l'artisan de vendre au détail parce qu'un Marocain va essayer plusieurs fois un vêtement avant d'acheter. Par contre, avec nous, en moins d'une heure, le deal est fait. On sait ce qu'on va commander», explique avec un grand sourire Sélé Diop, un commerçant sénégalais venu rendre visite à Saïd Berrada. Installé depuis plus de 20 ans au Maroc, ce commerçant retourne régulièrement au Sénégal pour y vendre des milliers de pièces de vêtements d'artisanat marocain. «Je viens tout juste d'envoyer une grosse marchandise pour l'Aïd au Sénégal. J'ai envoyé des vêtements mais surtout des babouches. Le patron de la boutique d'à côté vient de m'en vendre plus de 10 000 paires. Pour le ramadan, il m'en a vendu 50 000 paires», ajoute-t-il. Avec les nouvelles autoroutes marocaines, la livraison est plus rapide et moins chère que par voie maritime via des containers. Trois jours sur les routes suffisent pour arriver à Dakar. «Cet engouement pour les tenues traditionnelles marocaines est dû à la religion. Quand je vais au Sénégal, je suis frappé par le nombre de personnes qui vont dans les mosquées. A peine entend-t-on «Allah Akbar» dans les rues que les gens vont prier à la mosquée. Aujourd'hui, au Maroc, il n'y a que le vendredi que tu vois les hommes porter la tenue traditionnelle.» Au Sénégal, les hommes et les femmes portent même la gandoura pour aller au travail a constaté Sélé Diop. «Avant, il n'y avait que les personnes âgées pour la porter. Aujourd'hui, même les enfants préfèrent ces vêtements», explique le commerçant. Une gandoura peut couter 5 fois plus cher qu'une chemise et un simple pantalon, mais les gens préfèrent souvent la gandoura. «Certaines personnes doivent économiser 2 à 3 mois pour se l'acheter», conclut Sélé Diop.