Auteure d'une étude sur la formation des ingénieurs marocains, la sociologue Linda Gardelle souligne le rôle crucial que ces derniers seront amenés à jouer pour relever les défis générés par les transformations économiques, sociales et culturelles auxquelles le Maroc fait face. Entre 2015 et 2018, la sociologue et enseignante-chercheuse Linda Gardelle a mené un travail de terrain au Maroc, où elle s'est entretenue avec plusieurs directeurs d'écoles d'ingénieurs, enseignants et directeurs des études. Dans son étude intitulée «Quels ingénieurs veut-on former aujourd'hui au Maroc ? Entre influences internationales et spécificités locales, un modèle en devenir», elle relève l'émergence d'une «tendance originale» dans la formation des ingénieurs, tournée vers les défis du Maroc, mais aussi ceux de l'Afrique. Comment vous êtes-vous intéressée à cette problématique ? Je suis sociologue et travaille dans une école d'ingénieurs en France, l'ENSTA Bretagne, et dans une équipe de recherche spécialisée sur les questions de formation et de professionnalisation des ingénieurs. Nous menons depuis plusieurs années des études sur l'évolution des formations d'ingénieurs en France, et dans différents pays d'Europe, pour voir comment elles évoluent dans un contexte d'internationalisation de l'enseignement supérieur et dans un contexte où il y a de fortes attentes en termes d'innovation. En parallèle, j'ai conduit une recherche, entre 2011 et 2014, sur les parcours des ingénieurs maghrébins formés en France. Avec le sociologue algérien Mohamed Benguerna, nous avons suivi des élèves marocains, algériens et tunisiens pendant leurs études d'ingénieurs en France et avons aussi observé ce qu'ils devenaient ensuite, dans leur vie professionnelle. Cela a donné lieu à la publication d'un livre, «Les enjeux de la formation des élites maghrébines en France», paru en 2015. Au regard de la richesse des parcours et du dynamisme qui caractérise le monde des formations d'ingénieurs au Maroc, j'ai eu envie de me pencher davantage sur cette question et j'ai réalisé des enquêtes au Maroc sur les formations d'ingénieurs. J'ai également lancé, depuis janvier 2018, un projet de recherche qui regroupe une vingtaine de chercheurs maghrébins sur les formations d'ingénieurs, le projet RIIME. A quels enjeux internationaux sont confrontés les ingénieurs marocains et ceux de demain ? Comment peuvent-ils les conjuguer aux attentes locales ? Au cœur des défis que se lance le Maroc, figurent «l'économie basée sur la connaissance» et la montée en puissance du Maroc comme tête de pont entre l'Afrique et l'Europe. Dans ce contexte, la formation des ingénieurs est affichée comme hautement stratégique. Nous avons pu constater que les autorités marocaines cherchent à former des cohortes d'ingénieurs compétitifs à l'heure des délocalisations et du développement des services, pour pouvoir attirer sur le sol marocain des entreprises étrangères et des multinationales. Il y a aussi des besoins très concrets en ingénieurs à mettre au service des grands chantiers du pays (électricité, routes, etc.). Au-delà de ces objectifs, la formation de futurs innovateurs animés par l'ambition de créer de nouveaux produits technologiques adaptés au Maroc est également visée. Nous assistons à de grandes transformations économiques, sociales et culturelles (dues à la globalisation, à la révolution numérique, au changement climatique...). Les formations d'ingénieurs se retrouvent ainsi au premier plan pour tenter de relever ces défis. Linda Gardelle est l'auteure d'une étude sur la formation des ingénieurs marocains, intitulée «Quels ingénieurs veut-on former aujourd'hui au Maroc ? Entre influences internationales et spécificités locales, un modèle en devenir». / DR Vous analysez notamment «la manière dont les offres curriculaires marocaines sont influencées par les modèles venus d'ailleurs». Qu'entendez-vous par là ? J'ai effectivement publié un article dans la revue anglophone European Journal of Engineering Education, en 2017, dans lequel je montrais comment les formations d'ingénieurs marocaines s'ouvrent à différentes influences pour essayer de tracer leur propre chemin. On peut noter la fidélité au système français quant à la formation des ingénieurs, due à l'héritage historique et à la proximité culturelle. Toutefois, même si la France joue le rôle d'un partenaire de premier plan, elle n'est pas un collaborateur unique, de grands projets étant également établis avec des universités espagnoles, américaines ou italiennes. Et il est vrai qu'il existe actuellement de fortes influences internationales, marquées par divers courants idéologiques. Au cours de mes enquêtes au Maroc, j'ai rencontré un bon nombre d'enseignants, de directeurs d'écoles d'ingénieurs et de directeurs des études. J'ai été impressionnée par leur dynamisme dans la réflexion et l'ouverture sur ce qui se passe partout dans le monde en matière de formation d'ingénieurs. Le fait que beaucoup d'entre eux aient fait leurs études dans différents pays et sur divers continents apporte beaucoup en termes de dynamisme et d'ouverture d'esprit. Au-delà du Maroc, l'Afrique se présente également comme une terre de défis pour les ingénieurs marocains. Dans quel sens ? L'ouverture du Maroc sur le reste du continent africain et sur les défis à relever est nette. Le Centre de recherche et d'innovation en sciences de l'ingénieur du Grand Casablanca, tout juste sorti de terre près des facultés et du Technopark, peut être considéré comme un modèle de centre dédié au développement d'innovations technologiques adaptées à un contexte et un milieu spécifiques : valise solaire transportable, drones de surveillance de lignes électriques en milieu hostile ou d'accès difficile, station de pompage énergétiquement frugale, machine permettant la gestion intelligente de l'eau, etc. Autant de projets sur lesquels travaillent actuellement de jeunes ingénieurs marocains. Pour moi qui m'intéresse au rôle de l'ingénieur dans la société, il est intéressant de voir que l'on cherche à développer des innovations «situées», dans le sens où elles se rapportent à un contexte précis et à ses spécificités. Il s'agit d'être en cohérence avec une situation géographique donnée et un contexte social, culturel et économique particulier. Dans beaucoup de pays, on oublie trop souvent de se préoccuper de cette cohérence et on cherche à développer coûte que coûte de nouveaux produits, sans se soucier de leur utilité sociale. La sociologue que je suis essaie de comprendre ces phénomènes et de les expliquer. Et la citoyenne du monde qui est en moi, espère que les jeunes générations marocaines poursuivront dans cette voie.