Sans nul doute (é)mues par les appels des peuples arabes réclamant davantage de démocratie, l'Arabie saoudite et le Qatar, monarchies qui ne se donnent même pas la peine de faire semblant d'être constitutionnelles, ont donc mis fin à leur traditionnelle rivalité pour financer (et armer) l'opposition au régime de Bachar el-Assad. Voilà plusieurs d'années déjà (2008 si on en croit le regretté Bakchich) qu'al-Jazeera-du-Qatar a perdu l'habitude de critiquer son gros voisin. Aujourd'hui, tout à leur zèle révolutionnaire, les deux puissances pétrolières ont donc imaginé une nouvelle alliance dans le domaine de la diplomatie d'influence en coproduisant (via QatarTV et la chaîne MBC) cette énorme «machine de guerre» médiatique qu'est la superproduction de ramadan sur la vie d'Omar ibn al-Khattab, le second calife. Tourné avec de très gros moyens, le feuilleton fait le spectacle mais sans susciter particulièrement l'enthousiasme. En définitive, le plus intéressant, c'est encore le clip de promotion, visible ci-dessous, avec une traduction un peu synthétisée mais suffisante pour permettre – même aux non-arabisants – de tout suivre en détail. Ils constateront ainsi comment le récit opère des va-et-vient constants entre, d'un côté, la classique identification à la nation arabe (sous le commandement de l'Arabie saoudite et du Qatar) et, de l'autre, une très ambitieuse incarnation du leadership musulman (voir le précédent billet à propos des traductions à l'intention des principaux publics musulmans), par ailleurs au fondement de la légitimité saoudienne qui se définit comme étant «au service des deux Lieux saints» (khâdim al-haramayn, à savoir La Mecque et Médine). Tandis que la toute-puissante voix publicitaire qui débite le commentaire de la vidéo ouvre son message par la nécessité, très politique, d'écrire soi-même son Histoire, conseil qui bien évidemment s'adresse moins aux musulmans (sans majuscule, ce n'est pas un peuple) qu'aux Arabes, les divers éléments narratifs (images, voix off, incrustations textuelles, montage…) multiplient les références strictement islamiques, à l'image même de la figure du calife Omar, chef de l'empire arabe mais aussi, dans cette version fidèle à une certaine «légende dorée», croyant exemplaire, presque un prophète («Héros, après le Prophète, de la communauté des croyants (oumma), Omar nous rend fiers et est une source d'inspiration dans les moments difficiles.») Au pouvoir dans ces pays de mosaïques confessionnelles fragiles, avec notamment d'importantes minorités chrétiennes, le nationalisme arabe, dans sa version baathiste irakienne et syrienne veillait à propager une lecture «civilisationnelle» d'un islam aux accents volontiers tiers-mondistes. Sur fond de scènes de batailles et de combats qui forment comme une sorte de message subliminal de ce clip de promotion, la version de la vie d'Omar à la sauce globalisée saudo-qatarie se termine sur une note grandiloquente en incitant les spectateurs à devenir eux-mêmes une «partie de cette Histoire», en visionnant le feuilleton, saucissonné de coupes publicitaires sur MBC (mais pas sur QatarTV) ! En ce mois sacré de ramadan, c'est une belle proposition d'ijtihad (effort personnel). Mais, à l'évidence, les non-musulmans ne sont pas vraiment concernés par cet appel qui multiplie les références religieuses. Pour les promoteurs de cette saga de l'islam, on est clairement passé du nationalisme arabe au nationalisme religieux. Ouverture musicale (genre film pompier occidental), un cavalier apparaît – il faut comprendre qu'il s'agit d'Omar –, dont on ne voit pas le visage (0:07). Sur fond d'extraits de films historiques – un concours pour les lecteurs de CPA, je signale Jodhaa Akbar, clin d'œil manifeste aux publics orientaux…), une voix parle (traduction libre, comme pour l'ensemble de ce billet) : – La production cinématographique et télévisuelle, en particulier occidentale, comporte de nombreuses biographies de personnages qui ont laissé leur empreinte dans l'Histoire jusqu'à nos jours. Il ne s'agit pas simplement de graver ces destinées dans la mémoire des spectateurs mais de proposer des récits qui soient une source d'inspiration pour les peuples. Plus important encore, ces récits permettent de diffuser ces modèles culturels partout dans le monde. (0:42) Apparaît la carte du monde. – Plus que jamais, nous avons besoin de pareilles sources d'inspiration, et il ne s'agit pas de laisser le soin à d'autres d'écrire cette Histoire… Des lignes s'inscrivent sur l'écran : «La société arabe remodèle ses cadres de pensée. Présenter des symboles historiques comme autant d'images mentales éternelles signifiantes est la garantie d'une référence équilibrée du présent et d'un authentique ressourcement mental de l'avenir. Il n'y a que l'épopée pour délivrer toute la puissance évocatrice de ces symboles.». (1:00) Dans le même temps, la voix poursuit : – Après le Prophète, Omar ibn al-Khattâb est la figure qui a le plus influencé l'histoire musulmane... [Le texte qui s'inscrit à l'écran précise : «et celle de la région.] C'était un précurseur en avance sur son époque. Il a en effet ouvert la voie à tous les dirigeants [hukkâm] qui l'ont suivi, en faisant de l'islam, religion de quelques tribus d'Arabie, un empire qui s'étendait de l'Afghanistan à la Libye, et de l'Irak au Yémen. C'est lui qui a placé Jérusalem sous le pouvoir musulman (2:00 : apparaît le Dôme du rocher à Jérusalem, genre image de synthèse), qui a défait l'une des deux plus grandes puissances de l'époque, l'Etat [dawla] perse. Son influence ne se limite pas à ses conquêtes, on lui doit ainsi la recension du Coran [= la codification écrite de la révélation reçue oralement par Mahomet], sans compter l'institution de la shura [conseil consultatif ; le texte qui s'inscrit à l'écran précise «pour le choix du calife»], les prières de Ramadan, les prix récompensant la mémorisation du Coran, ainsi que la garde des frontières, les corps auxiliaires de l'armée [le texte qui s'inscrit à l'écran précise «des médecins, des traducteurs, des juges, des guides spirituels»], etc. (2:45) On peut lire : «En tant que calife, il a créé l'administration militaire, avec des stocks de médicaments et a interdit la destruction des églises.» Nouvel écran : «Le premier il a supprimé l'impôt [jaziyya] pour les pauvres et les nécessiteux parmi les "gens du livre" [= les fidèles des trois religions révélées]. La voix reprend : – Plus important encore, l'établissement du calendrier hégirien et la création d'un réseau de routes. (Informations reprises à l'écran et complétées par une anecdote «historique» célèbre.) La voix poursuit (3:00) : – Le Prophète demandait à Dieu de le guider avant qu'il n'embrasse l'islam, lequel se trouva grandi par sa conversion. Jusqu'alors secrète, la prédication [da'wa] se fit alors au grand jour. A l'écran récit d'une anecdote tirée d'un «Dit» prophétique. La voix poursuit : – A travers lui, Dieu a tranché entre la vérité et l'erreur [haqq/bâtil]. Et on l'a donc appelé le «tranchant» [Farouk]. Alors que s'inscrit l'écran suivant : «Héros, après le Prophète, de la communauté des croyants (oumma), Omar nous rend fiers et est une source d'inspiration dans les moments difficile, la voix reprend (3:30) : – La MBC est fière de produire une œuvre qui est comme une prolongation de ce que Omar nous a apporté. Réécrivons ensemble l'histoire de ce noble Compagnon du Prophète pour graver dans l'Histoire ce qu'il a réalisé afin que ce soit une source d'inspiration pour les générations successives de la jeunesse, et pour que nous devenions nous-mêmes une partie de cette Histoire… (4:06) Réapparition du cavalier aperçu lors du premier plan, l'accompagnement musical enfle puis s'arrête… … qui restera pour l'éternité. (4:11) Le mot «Omar» s'inscrit à l'écran avec fondu enchaîné depuis les lettres latines jusqu'à la graphie arabe. (4 :19). Rupture dans la bande son. Une nouvelle phase commence plus classique avec un choix de séquences spectaculaires (essentiellement des batailles!) La plus grosse production arabe 30 000 acteurs Plus de 300 jours de tournage MBC : ramadan nous rassemble ! Visiter le site de l'auteur: http://cpa.hypotheses.org/