Ah, que les choses sont bien plus complexes que ne le prétendent les chantres du durcissement et des positions rigides, que cela soit du mouvement de contestation du Rif contre le Makhzen ou du complot étranger contre le Maroc, par al Hoceima interposée. Les choses sont autrement plus compliquées aujourd'hui… … Car jadis, et quand la situation devenait intenable, ceux qui s'essayaient au renversement de leurs régimes entrevoyaient à juste titre quelque amélioration de leurs conditions de vie. Mais aujourd'hui, les révolutions sont la porte ouverte à l'enfer pour les peuples révoltés, et personne ne souhaite que le Maroc ait à son tour, ce qu'à Dieu ne plaise, « sa » Raqqa ou « son » Idlib. Les choses se sont compliquées car les intermédiaires classiques – partis, syndicats, société civile, médias – ont disparu. Il existe aujourd'hui d'autres moteurs de la contestation pour arracher ses droits… Il y a de nouveaux profils qui émergent de meneurs et de leaders issus du peuple d'en bas, il y a aussi les réseaux sociaux qui sont là pour connecter les gens et assurer la communication, et il y a surtout une opinion internationale qui ne saurait pas, qui ne veut plus entendre et voir des discours comme celui désormais célèbre d'Hassan II en 1984, quand il avait identifié d' « Awbach » des petites gens qui nourrissaient de grands rêves à al Hoceima. Bien de l'eau a coulé sous les ponts, le monde a changé et le mur de la peur s'est effondré. Les gens d'aujourd'hui tentent de réparer les dégâts occasionnés par ceux d'hier. Mais la réalité est aussi têtue que les esprits rifains, et rien n'a changé : la misère et encore la misère. On peut affirmer aujourd'hui sans crainte de se tromper que toutes les régions du « Maroc non utile » peuvent connaître un « Hirak » similaire à celui auquel nous assistons depuis plusieurs mois dans le chef-lieu du Rif. Il ne manque plus que l'étincelle qui embraserait les villes. La raison est évidente et le diagnostic est aisé… Même la Banque mondiale y a été de son rapport, affirmant que l'effort d'investissement entrepris au Maroc depuis l'année 2000 a représenté au final le tiers du PIB, mais avec un rendement figurant parmi les plus faibles au monde ; avec des investissements bien moins importants, la Colombie a réalisé des résultats bien plus significatifs. En termes plus clairs et pour imager les choses, cela revient à prendre une entreprise qui aura beaucoup investi, mais qui aura perdu quand même les trois quarts de son capital, faisant finalement faillite. Et quand cette société est le Maroc, les pertes accablent des centaines de milliers de jeunes et ruinent autant de rêves de familles entassées dans des boîtes qu'on appelle logements, poussant les gens à renoncer à leur dignité pour aider des frères en détresse, des parents mal, peu, ou pas nourris. Horizons fermés et crispation sociale sont alors au rendez-vous… La particularité du Rif est que les vivants ont une relation inconsciente avec les morts… dans une sorte de gloire historique brisée. La grandeur de Mohamed Ben Abdelkrim Khattabi et la fin de son rêve, le rêve de libération globale et la répression sauvage de 1958, puis le souvenir tenace et douloureux de la punition collective décrétée par Hassan II et qui s'est poursuivie durant quarante longues années… Et tout cela a donné naissance à une mémoire et une psychologie collectives particulières qui doivent être étudiées d'une manière précise et exhaustive. Certes, le Maroc nous unit, mais le destin a frappé séparément et différemment pour chaque composante de cette nation, à commencer par le cœur du makhzen, quand la famille royale avait été exilée à Madagascar… Et à tous ceux qui soutiennent l'idée que la contestation dans le Rif a des visées séparatistes, nous disons que c'est fort possible, mais pas parce qu'un de nos ennemis situés à Zanzibar ou aux Galápagos aurait incité nos jeunes à faire sécession du royaume, mais parce que chaque situation d'espoirs brisés et de rêves avortés conduit à des postures politiques empreintes de naïveté, fondées sur le rejet de l'ensemble et du noyau dur de la nation. Ainsi, un jeune dans une famille qui ne lui procure rien rejette cette famille et veut la « quitter », et c'est ainsi qu'il faut lire la colère des jeunes du Rif qui veulent « quitter » leur famille, le Maroc… Nous ne sommes pas meilleurs que le Prophète qui avait dit un jour que « la pauvreté conduit au rejet », dans le sens de rejet de Dieu… On peut imaginer ce qu'il en est de la pauvreté à al Hoceima, où il n'existe rien d'autre qu'un « phare » gouvernemental (allusion au programme « al Hoceima, phare de la Méditerranée », NDT) et des mesures administratives qui entravent toute issue de secours pour cette ville et de sortie de crise de cette région. Et puis voilà qu'au-dessus de tout cela arrivent des criminels de la nation, dans des institutions sécuritaires ou civiles pour instaurer l'enfer dans la région, sachant que l'enfer au sens religieux est juste car il est décidé suite à un Jugement dernier ! Venons-en à Nasser Zefzafi, ce jeune aussi modeste dans la formation que talentueux dans l'organisation… Lui et ses camarades qui ont comparu devant le procureur général du roi ne sont pas le problème, et ce n'est pas par eux que sera exprimée l'autorité de l'Etat, pas plus que ce n'est avec eux que l'on donnera l'exemple ou que ce sera avec eux que l'on rappellera aux Marocains qu'il existe un Etat qui fonctionne à la loi et au droit… Non, la faute fatale de Zefzafi est d'avoir fait cette intrusion dans la mosquée et d'avoir interrompu le prêche de l'imam. Et là-dessus, je souscris au point de vue de Pierre Vermeren, spécialiste du Maroc et enseignant à l'université Paris VIII, exprimé dans Libération : « Pour le Palais, si les gens refusent l'allégeance et la prière au nom du commandeur des croyants, le système s'écroule ». Ce jour-là, Zefzafi a franchi la ligne rouge de l'Etat. Certes…… … Mais ledit Zefzafi est-il pour autant à mettre sur le même plan que les députés socialistes des années 70 qui avaient refusé d'aller en habit national au parlement et qui avaient été ensuite et pour cela mis au ban par Hassan II ? Ceux-là étaient des politiques qui savaient parfaitement ce qu'ils faisaient, alors que Zefzafi, en entrant à la mosquée et en y faisant ce qu'il y a fait, fit preuve d'une grande naïveté, voire niaiserie… Il se laissa emporter par sa fougue habituelle, étant à mille lieux de penser ce qu'on lui a imputé comme charges et qui lui valent aujourd'hui des accusations figurant parmi les plus lourdes du Code pénal marocain. Aujourd'hui, le problème d'al Hoceima est globalement socio-économique, mais dans le fond, il est politique. Oui, le printemps arabe a échoué et le PJD est tombé entre les mains de l'Etat… et quand la recette concoctée du PAM a également échoué avec toute la symbolique de son chef Ilyas el Omari et de son origine d'al Hoceima, on s'est éloigné et détourné de la région, faisant d'al Hoceima et de ce qui la concerne un détail parmi tant d'autres. Oui, tout ce qui s'est produit avec les élections régionales de 2015 et la composition des bureaux des Régions qui s'est faite comme on sait, puis avec la surprise des élections du 7 octobre 2016 et ces mois de blocage politique… tout cela a un lien avec ces braises incandescentes qui embrasent notre si cher Rif, des braises entretenues par ceux-là mêmes qui tiennent les lances pour éteindre le feu. Mais formons le vœu qu'ils réussissent à avoir raison du feu, et attendons pour qu'ils prennent conscience du reste, un jour prochain, plus tard… Oui, le royaume est en danger si ce jeu politique étroit se poursuit. Tous les corps intermédiaires se sont jetés aux abris et il ne reste plus que le roi face à la rue. Qui veut alors le dépeçage du Maroc, ceux qui sortent protester dans les rues depuis des mois, à visages découverts, ou ceux terrés dans leurs bureaux et affairés à concevoir des scénarios, colorier les politiques, bousculer les partis, faire et défaire les dirigeants, tracer des gouvernements sur mesure et, in fine… font du Maroc de 2017 un terrain d'expérimentations ? Qui joue avec le feu, les manifestants d'al Hoceima et du Maroc entier ou les corrompus corrupteurs, dont le seul mérite et la plus grande performance est d'avoir réussi à inscrire le Maroc parmi les plus « grandes nations » en termes d'inégalités et de disparités sociales ? L'unité du Maroc dans le cadre d'une monarchie démocratique est une idée sacrée, et c'est pour cela qu'il y a tant de monde qui devrait, lui, comparaître devant le procureur général, et non Zefzafi et ses complices… Et c'est au nom de cette même idée sacrée qui nous unit dans notre cher Maroc, quoiqu'il soit et quoiqu'il nous fasse, que nous demandons à nos frères là-bas de faire montre de sagesse, de retenue et de prudence. Notre destin est devant nous…