Mon livre monographique soutenu par le ministère de la culture se veut un hommage à la mémoire de Boujemâa Lakhdar (1945-1989). Un hommage à titre de reconnaissance qui coïncide avec le 27eme anniversaire de sa disparition prématurée après une vie hantée par cette vérité illuminée : « L'art est une notion qui est ambiguë, simple et complexe à la fois. Mais on peut dire que l'art est une prière énigmatique devant l'absolu, formé de signes et de symboles et qui est l'expression de la transparence magique de l'universel. J'ai essayé d'être plus clair pour expliciter cette idée de l'art que je porte en moi. C'est tout un art d'articuler les idées en soi, c'est ce que je ne sais pas faire et c'est ça le commencement de l'art. Il n'est donc définissable que dans l'action » écrivait- il. Artiste singulier, écrivain érudit et grand chercheur ethnologue qui a légué à l'humanité un riche patrimoine artistique et académique. Ses enseignements et ses démarches plastiques ont concouru à la maturité et à la consistance de la pratique plastique aussi bien au Maroc qu'à l'étranger. Il a enrichi par son œuvre artistique et intellectuelle le champ de la créativité en apportant une contribution notable à la connaissance des sources de notre patrimoine visuel. Cette monographie est une plate forme qui comporte une série de textes de référence signés par des critiques d'art et des chercheurs ayant fréquenté l'artiste. Des approches synthétiques ainsi que des témoignages confiés par ses amis et ceux qui aiment son art. L'enjeu est de mettre en relief les aspects saillants de la vie singulière de Lakhdar, son parcours au pluriel et son œuvre pluridisciplinaire : peinture, installation, sculpture, fresque, objets insolites, poésie, enquête ethnographique et étude muséographique. Magicien du signe, Lakhdar nous offre un musée imaginaire au sens plein du terme. A visiter ses univers énigmatiques, on ne peut qu'être interpellé par « l'aspect grotesque » de sa démarche créative qui renvoie à une conception savante des êtres et des choses, aboutissement d'un long processus en termes de recherche et de créativité. Chaque œuvre de Lakhdar est considérée comme un univers ésotérique dont il faut dévoiler les énigmes. Un univers hybride et polyphonique qui intrigue notre regard intuitif à l'image de ses tableaux- amulettes. Artiste excentrique, Lakhdar mérite plus d'un livre. Avec une modestie ascétique et à l'écart des modes et tendances en vogue, il a su gérer un rapport interactif entre la création et la recherche au sens profond du terme. La portée universelle de son travail artistique et sa culture encyclopédique dépassent les vanités de toute prétention réductive. En 1989, il a été l'unique représentant du Maghreb à l'exposition universelle « Les Magiciens de la Terre », tenue au Centre Georges Pompidou et à la Villette. Une exposition imposante qui sort de l'ordinaire par la sélection d'artistes de cultures différentes. A juste titre, Lakhdar faisait partie de cette sélection exigeante, une consécration internationale. Cette exposition- évènement a eu pour Lakhdar une grande signification dans la mesure où elle l'ouvrait sur un autre espace magique loin des sentiers battus, et ce après trente ans de travail acharné dans l'ombre : « (...) Cela va me donner un nouveau souffle pour aller très loin dans ma démarche plastique, afin que les « gazelles » de ma pensée soient totalement libérées. C'est ce que j'attends de cette exposition », a-t-il confié au magazine « Art Press » (mai1989). Cette monographie rassemble, pour la première fois, un nombre consistant de documents d'appui d'une grande valeur référentielle (textes, photos de l'artiste, images des œuvres appartenant à des collectionneurs et à des personnes qui ont connu l'artiste). Un corpus non exhaustif mais qui permet au plus grand nombre de re « découvrir » la recherche immatérielle de Lakhdar, qui a consacré sa vie à construire une œuvre d'une profonde originalité. L'objectif fondamental était pour lui l'art et la connaissance au prix même de délaisser confort et aisance matérielle. A ce propos, l'écrivain chercheur Omar Mounir a écrit dans « Le Libéral» (juillet/août 1990) : « (...) Il avait pour l'époque, malgré ses origines pauvres, suffisamment de cordes à son arc, pour se tailler une carrière appréciable dans le privé ou l'administration. Mais l'appel de l'art était plus fort que les oripeaux d'une vie confortable. Boujemâa Lakhdar renonce à un poste au cadastre pour se consacrer aux arts plastiques ; il ne les a pas utilisés comme issue de reclassement, il a abandonné pour eux plusieurs options de carrière avec argent sonnant et trébuchant en perspective (...). Toujours est-il qu'il a tout laissé tomber pour rejoindre son chevalet, ses palettes, ses pinceaux et ses toiles au rez-de-chaussée du 18, impasse Ahmed Baba Soudani à Essaouira. Là où habitaient ses parents. Là où il tenait à la disposition de ses amis sa bibliothèque et l'exposition permanente des œuvres qu'il réalisait. Il fut un exemple pour beaucoup de garçons de l'époque qui lui doivent d'avoir poussé loin leurs études. Son contrat, c'était le savoir universel dépouillé de la rébarbative dimension scolaire et don passionnant. » Lakhdar est plus qu'un nom tatoué dans la mémoire de l'espace pictural national. C'est une figure emblématique qui a su donner aux arts plastiques au Maroc un élan dont témoignent ses œuvres magiques voire ensorcelantes où l'empire des signes est maître : œuvres ésotériques chargées d'un pouvoir inquiétant et étrange. Cet hommage à Lakhdar est bien plus que mérité. Malgré sa disparition prématurée, il reste et restera une icône légendaire habitée par une envie de faire rejaillir le culte du signe dans ses dimensions à la fois mystiques et mythiques. Ses œuvres mêlant « savamment » formes et couleurs demeurent une trace vivante et indélébile dans notre mémoire collective. Il est temps de mobiliser les efforts pour répertorier les composantes de cette richesse immatérielle et d'en préserver les apports et les atouts. Il est temps également de cerner, dans sa quasi-totalité et sous de multiples facettes, son portrait grandeur nature : le créateur qui a exploré l'imaginaire collectif avec le regard d'un savant et la sensibilité d'un poète. Le charisme de Lakhdar est gravé dans la « mémoire tatouée » de tous les artistes chercheurs dans l'ombre. Il nous a quittés le 10 novembre 1989. Ses œuvres plastiques contemporaines et ses recherches scientifiques parlent à toutes les générations. Son histoire d'artiste et de chercheur se confond aussi avec celle de nos arts plastiques et de nos recherches ethnographiques depuis leur émergence.