«Certains êtres ont une signification qui nous manque. Qui sont-ils ? Leur secret tient au plus profond du secret même de la vie. Ils s'en approchent. Elle les tue. Mais l'avenir qu'ils ont ainsi éveillé d'un murmure, les devinant, les crée. O dédale de l'extrême amour !» René char « Le mortel partenaire » Le grand sémiologue, philosophe et écrivain italienUmberto Eco, s'est éteint le 19 du mois dernier à l'âge de 84 ans.Né le 5 janvier 1932 à Alessandria dans le Piémont, Umberto Eco a fait sesétudes supérieures de philosophie et d'esthétique à Turin, il a soutenu sa thèse en 1954,sous la direction du philosophe antifasciste Luigi Pareysonsur l'esthétique chez Thomas d'Aquin, Il Problemaestetico in Tommaso d'Aquino. Très érudit, Umberto Eco était aussi l'auteur de plusieurs dizaines d'essais sur des sujets aussi divers que la sémiotique. Il avait écrit notamment une Histoire de la beauté (2004) et une Histoire de la laideur (2007), en plus deplusieurs essais sur les médias, et d'un romanparu en 1980qui a connu un grand succès et traduit en 40 langues :« Le Nom de la rose ». Eco était aussi assistant à la télévision et travaille sur les programmes culturels de la chaine publique italienne, la Rai. Dès 1963, il collabore avec la presse The Times LiterarySupplement, et L'Espresso, dès 1965. Mais Ecoest resté toujours fidèle à l'enseignement, il a exercé successivement à la faculté d'architecture de Florence et à celle de Milan et intervenait aussi à l'université de Sao Paulo (1966), à la New York University (1969) et à Buenos Aires (1970). En 1960, le grand écrivain dirigeait une collection d'essais philosophiques pour l'éditeur milanais Bompiani et participait, en 1963, avec de jeunes intellectuels et artistes de sa génération, tels NanniBalestrini et Alberto Arbasino, à la fondation du Gruppo 63, où la réflexion sur une esthétique nouvelle s'inscrit dans le sillage de Joyce, Pound, Borges, Gadda – autant d'auteurs chers à Umberto Eco. En 1971, Eco enseigne cette science à la faculté de Bologne où il obtient la chaire de la discipline en 1975. Pour Eco, cette science expérimentale inaugurée par Roland Barthes est, plus qu'une méthode, c'est une articulation entre réflexion et pratique littéraire, cultures savante et populaire. Il le prouve impeccablement, lors de sa leçon au Collège de France, dont il a été le titulaire de la chaire européenne en 1992 (« La quête d'une langue parfaite dans l'histoire de la culture européenne »). Auteur notoireet doté d'une volonté singulière, Eco pilotait avec succès l'Institut des disciplines de la communication et présidait l'International Association for SemioticStudies. Eco, critique engagé des médias Lors de son expérience dans le domaine de la communication de masse, Umberto Eco découvre de nouvelles formes d'expression, considérées comme genres mineurs ou populaires tels le roman policier, le roman-feuilleton, le kitsch ou le football, le vedettariat, et la publicité dont il analysera les procédés et les structures.Dans Apocalittíci e Integrati, (Bompiani, 1964), il distingue, dans la réception des médias, une attitude « apocalyptique »de la culture et une autre qui privilégie le libre accès aux produits culturels, sans s'interroger sur leur mode de production, dite« intégrée ». Fidèle à l'idée de Hegel selon laquelle la lecture des journaux reste « la prière quotidienne de l'homme moderne ». Eco fut non seulement un grand lecteur des journaux qui ne font que répéter le matin les nouvelles révélées depuis la veille, mais aussi un fin contributeur. Dans ses analyses, Eco essaie de « voir du sens là où on serait tenté de ne voir que des faits ». C'est dans cette optique qu'il a cherché à élaborer une sémiotique générale, exposée, entre autres, dans La Structure absente publié en 1972 dans Mercure de France, Le Signe, histoire et analyse d'un concept (Editions Labor, 1988), plus encore dans son Traité de sémiotique générale (Bompiani, 1975) où il œuvrait pour une contribution au développement d'une esthétique de l'interprétation. Dès L'Œuvre ouverte publié en 1965, Eco pose les jalons de sa théorieselon laquelle l'œuvre d'art est un message ambigu, ouvert à une infinité d'interprétations, et où plusieurs signifiés cohabitent au sein d'un seul signifiant. Le texte n'est donc pas un objet fini, mais un objet « ouvert » que le lecteur ne peut se contenter de recevoirpassivement et qui implique un travail d'invention et d'interprétation. L'idée-force d'Umberto Eco, reprise et développée dans Lector in Fabula (Grasset, 1985), est que le texte, parce qu'il ne dit pas tout, requiert la coopération du lecteur. Aussi le sémiologue élabore-t-il la notion de « lecteur modèle », susceptible d'« interpréter les non-dits du texte ». Etdont la coopération fait partie intégrante de la stratégie mise en œuvre par l'auteur. Dans Les Limites de l'interprétation (Grasset, 1992), Umberto Eco s'arrête encore une fois sur cette relation entre l'auteur et son lecteur, s'interrogeant ainsi sur la définition de l'interprétation et sur sa possibilité même. Toutefois, Si un texte peut supporter tous les sens, il faut lui trouver des limites, puisque celle-là doit être finie pour pouvoir produire du sens. Dans La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne (Seuil, 1993), il étudie ainsi les projets fondateurs qui ont animé la quête d'une langue idéale. Une langue universelle qui n'est pas une langue à part, langue originelle et utopique ou langue artificielle, mais une langue idéalement constituée de toutes les langues. Umberto Eco écrivain et romancier Les deux premiers romans d'Umberto Eco, Le Nom de la rose (1980,1982) et Le Pendule de Foucault (1988 -1990) rencontrèrent uneréussiteincroyable, romans où humour,ésotérisme et enquête policière s'entremêlent pour stimuler l'érudition et la sagacité du lecteur par leur aspect énigmatique et leur allusion. Le premier roman, le plus célèbre, «Le Nom de la rose» avait été adapté au cinéma par le metteur en scène Jean-Jacques Annaud avec Sean Connery et Christian Slaterdanslerôleprincipal. Le film avait obtenu le César du meilleur film étranger en 1987. Situé en 1327, en un temps troublé de crise politique et religieuse, d'hérésie et traque inquisitoriale, se déroule dans une abbaye où un moine franciscain, préfiguration de Sherlock Holmes, tente d'élucider une série de crimes obscurs. A partir de là, trois lectures sont possibles, selon qu'on se passionne pour l'intrigue, qu'on suive le débat d'idées ou qu'on s'attache à la dimension allégorique qui présente, à travers le jeu multiple des citations, « un livre fait de livres ». Son troisième roman, L'Île du jour d'avant est une évocation de la petite noblesse terrienne italienne du XVIIe siècle. Le récit d'une éducation sentimentale, mais également, à travers une description de l'identité piémontaise, un roman nostalgique et en partie autobiographique : l'auteur se penche sur ses propres racines, comme il le fait plus tard dans son livre le plus personnel, La Mystérieuse Flamme de la reine Loana (2004-2005), sorte d'autoportrait déguisé en manteau d'Arlequin coloré d'images illustrées de l'enfance. Amnésique à la recherche de son passé, Yambo, double d'Eco, reconstruit son identité en s'appuyant sur ses lectures de jeunesse des années 1930, quand les romans d'aventures français et les bandes dessinées américaines concurrençaient la propagande fasciste. Cette échappée intime, exceptionnelle chez un homme dont la pudeur est la règle, est sans exemple. (Lire suite vendredi prochain)