Depuis que les iconoclastes Moussaîne , le recteur, le galeriste et tutti quanti se sont livrés au massacre de la peinture dont les artistes Gzima,Charaf,Zarzour et gharib- le crucifié de l'espoir- étaient victime puisqu'on a trainé aux gémonies leurs œuvres , Le poète aigri et meurtri dans sa chair, se débat sous l'étreinte creuse de la faux du temps qu'il défie pour partir trois jours en quête du néant immense et noir,en compagnie de Mohja qui porte joliment son nom.Dans les méandres de ses sombres pérégrinations, ses mots roboratifs scintillent dans le labyrinthe de ses pensées ,consolés de voir que les hommes meurent mais ne sombrent pas, tels des chênes séculaires, ils demeurent monumentaux. Accolade entre poésie et peinture Après son recueil de poésie « Etreinte creuse » , son recueil de nouvelles « Il faut assassiner la peinture », son roman « Trois jours et le néant », une série d'articles sur l'art pictural, des conférences un peu partout au Maroc et en Europe sur la littérature marocaine, Wahboun tient à nous émerveiller encore par la publication d'une suite poétique « Les Hommes meurent mais ne tombent pas » joliment agrémentée des tableaux et sculptures du peintre-écrivain Mahi Binebine. Ce bel ouvrage s'inscrit dans le sillage d'un genre particulier de littérature qui unit des écrivains et des peintres. On pense particulièrement aux ouvrages de Zola sur Manet, Apollinaire sur les peintres cubistes, au livre commun « Mains libres » entre Paul Eluard et Man Ray , à Hugo et Delacroix dont le célèbre tableau « La liberté guidant le peuple » a inspiré à Hugo le personnage de Gavroche dans « Les misérables ». Cette tendance existe bel et bien au Maroc où on peut citer quelques noms emblématiques tels Edmond Amrane El Maleh auteur de monographies sur les peintres Abbès Saladi, Ahmed Cherkaoui, Khalil El Ghrib. Abdellatif Laâbi a écrit sur Mohamed Kacimi ,Tahar Benjelloun sur Henri Matisse, Moa Bennani et Chaîbia Adraoui.Et tout récemment Mohamed Loakira a consacré un livre à Bouchta Lhayani et puis Driss ksikess a illustré son conte philosophique « L'homme descend du silence » avec les dessins de Simohamed Ftaka. Force nous est de constater que la poésie de Wahboun n'est pas un commentaire ou une paraphrase de la peinture de Binbine, pas plus que celle-ci n'est une illustration de la poésie, pour la simple raison que les tableaux ont été produits antérieurement au texte et dans un contexte bien particulier. Toutefois, un beau dialogue s'engage entre le pinceau et la plume qui s'abîment dans une monumentale étreinte. Quand le pinceau se déchaîne : Les tableaux représentent des hommes tellement meurtris dans leurs chairs, tellement défigurés par la haine que les uns piétinent les autres, tournent le dos aux autres, en signe de mépris .Mus par leur un monstrueux égoïsme, les uns montent sur les épaules des autres pour tenter d'échapper à leur cruel sort. Ainsi, forment-ils une masse amorphe et résignée après avoir lutté vainement contre un implacable destin. Ils s'évertuent désormais à y échapper, mais ils sont ligotés, enchaînés les uns aux autres. Certains parviennent à se détacher de la masse pour mener leur vie d'individus, comme cet homme esseulé qui, tel Narcisse s'abîme dans une admiration béate devant le reflet de son visage dont il finit par se lasser .Il s'avise alors à empoigner sa valise pour se rendre à des contrées plus clémentes, plus hospitalières, mais c'est la solitude et le néant qui l'empoignent pour lui faire sentir l'illusion de la fuite, qui contribue à éclairer la morne condition de l'homme, incarcéré dans sa cage existentielle, dont il ne peut se délivrer que par une faculté d'émerveillement et d'illumination que procure la poésie de Wahboune. Quand la plume enchaîne : En écho aux toiles et sculptures de Binebine qui expriment ce mal-être existentiel , Wahboune, en poète-peintre ou peintre-poète, déploie une brillante palette de mots chatoyants pour traduire le spleen de ses personnages ,tantôt des mots couleur d'un univers aride, sous l'œil hideux de la nuit, scrutant le rêve désertique, l'infini labyrinthe du parcours, les tonneaux du fol espoir des Danaïdes, la bistre d'une peau revêche, les abîmes des flots « peuplés des seules traces d'hommes en partance...que défie Charon « l'homme aux mille destins sur le dos »tantôt des mots couleur d'espoir roboratif, contraignant l'homme à scruter l'horizon prometteur du soleil des hommes, qui meurent mais ne tombent ou ne sombrent jamais. Face à ce néant qui tue, se dresse le « tu » véhément d'un narrateur stoïque, dont le cri strident débarbouille le gris de l'azur, tonifie la sève du poète, qui « se hâte de s'offrir en béquille à l'homme esseulé dans le désert », rallume dans ses yeux la lueur qui se meurt, les rêves éteints , le fol espoir qui déploie des ailes diaprés dans l'azur de sa douleur d'atteindre la pomme d'or salvatrice ; sa douleur est désormais un doux leurre de se dérober au regard « acéré »du cerbère qui guette les instants doux amers que ménage le destin. Au point culminant de sa douleur, l'homme se voit métamorphosé, tantôt en limaces dépaysées et moribondes, tantôt en lézard foudroyé ou lombrics défigurés. Quand il n'est pas métamorphosé, l'homme s'engage dans une lutte sans merci contre « les pythons des eaux profondes », ou « les araignées noires qui logent dans les recoins les plus retirés de la haine ». Dans ce monde chtonien, on peut même voir surgir d'un tonneau « une hydre aux têtes humaines ». Ainsi, l'univers pictural de Binebine se distingue-t-il de l'univers poétique de Wahboun par l'usage du bestiaire et de la tératologie. Mais, l' autre point commun entre les deux artistes réside dans la représentation des corps démembrés, puis recomposés, qui n'est pas sans nous rappeler le mythe égyptien d'Isis qui rassembla le corps de son époux Osiris démembré par Seth qui plaça , par ruse, le corps de son ennemi dans un joli coffre. Peut-être la valise mentionnée, aussi bien dans les toiles de Binebine que dans le poème de Wahboun, est-elle un clin d'œil à ce mythe. Les artistes meurent mais ne tombent pas dans l'oubli : Ce corps démembré qui surgit de la valise pour être reconstitué fait penser à la régénération de l'Homme qui réapprendra à vivre stoïquement malgré les aléas de la vie. Ce poème peut être aussi considéré comme un vibrant hommage que Wahboun rend aux artistes marocains qui meurent un pinceau à la main ou qui meurent mais ne tombent pas, pour reprendre le titre de l'œuvre. On pense particulièrement à Tayeb Saddiki, l'artiste le plus illustre, pétri d'humour dont les calligraphies et surtout les phrases pittoresques scintillent encore dans le firmament de nos souvenirs, à Jilali Ghrbaoui dont le nom étincelle encore, Ahmed Cherkaoui dont « Les quatre saisons » vibrent encore dans nos âmes, Abbass Saladi ,l'artiste généreux qui nous a gratifié de « L'Offrande » dont nous lui sommes redevables, Mohamed Drissi le joyeux désespéré dont les sept femmes-pelles nous interpellent encore et ne manqueront pas d'interpeller la postérité, Mohamed Kacimi dont la «Parole nomade » continue à résonner langoureusement dans « Le creux du corps », Chaibia Talal l'icône lumineuse et radieuse de notre paysage pictural, Farid Belkahia le gentleman de la peinture contemporaine du Maroc. Le poème-tableau : Il semble que ce bel ouvrage qui réunit Wahboun et Binbine n'ait pas été conçu dans un esprit d'étroite collaboration entre les deux artistes ; les toiles et sculptures de Binbin ont été réalisées bien avant le texte de Wahboun qui s'est tout simplement inspiré de l'ensemble de l'univers binbinien. L'ouvrage offre au lecteur sur une double page un texte laconique mais poignant, assorti de l'image d'un tableau ou d'une sculpture de binbine. Mais, Le regard du lecteur est libre, il peut se porter d'abord sur le texte ensuite sur l'image et vice versa. Force nous est de constater que le poème se donne à lire comme un tableau qui convie le lecteur à marquer de longues pauses pour méditer le sens de certaines expressions chargées d'images et connotations : « L'homme aux mille destins sur le dos » « ces vies acéphales à la frontière du temps » « la fable de la soif aphrodisiaque » « le monde n'est qu'un néant glabre où une grimace s'est figée »...Aussi ne serait-on pas étonné qu'un jour Mahi Binbine eût l'idée géniale de réaliser des tableaux ou des sculptures à partir de la poésie de Youssef Wahboun pour le plus grand plaisir du lecteur, qui aura le privilège de surfer à loisir entre la peinture et la poésie et s'y abîmer pour débarbouiller la grisaille du quotidien.