Il étai une fois une femme qui s'appelait Fatma-Zohra Imalayène. Longtemps elle était un personnage figé dans un tableau. Disons Femmes d'Alger dans leur appartement, version 1832. Un jour, la vie anima son corps, alors elle sortit du cadre où elle était emprisonnée. Elle s'initia à la vie du dehors, retrouvant peu à peu l'agilité de son corps et l'usage de ses sens. Plus tard elle changea de nom, de pays, de langue sans pour autant les renier. Puis elle commença à voyager ou à fuir. Car Assia, le nouveau nom de notre héroïne, est une fugitive. Mais le tableau et les femmes immobiles qui y siégeaient depuis un temps millénaire n'ont pas cessé de hanter sa mémoire. Assiégée par leurs voix, par d'autres complaintes (contemporaines et anciennes, légendaires et anonymes) qui n'ont pas cessé de gorger sa mémoire, d'engrosser sa tragédie, elle se mutila un jour la langue d'indignation, de rage et d'impuissance. Sa hantise n'en devint que plus lancinante. En elle la colère patiente n'a pas cessé de germer jusqu'au jour où ne pouvant plus retenir sa douleur, se cacher à sa meurtritude, elle cria. Un cri silencieux, allongé : car de sa mutilation Djebar a fait une exception : le don du chant capté dans le silence des mots et des images, alternés. Elle éclata Cri -chant qui dit : Vaste est la prison. Retentit quatre fois. Cri-sang venu des entrailles de la terre et du corps. Cri de la mort et de l'amour : vaste est la prison qui m'enferme (meqqwer lhebs iy lnyan) d'où me viendras- tu délivrance (ans'ara el ferreg felli !) cri où s'ouvre une étendue vaste comme un mot comme la tête d'un rêveur qui doit chaque jour inventer un rêve pour continuer à vivre et à rêver comme la beauté captive de cette complainte comme une mappemonde comme une paume comme cette phrase qui dit vaste est...comme l'eau qui en elle rugit retentit par delà les Aurès sur les flancs de l'Atlas comme la mer et le sable et le temps et l'œuvre du temps et le soleil invincible et le printemps têtu et le renouvellement de la vague et le cri de chaque nouvelle naissance et le bonjour de chaque matin et la nuit qui chaque jour rattrape le jour et le rayon de soleil qui réchauffe et éclaire les geôles et le ventre d'une femme enceinte et la terre et le ciel et le voyage d'un grain de sable et et et et... s'il ne l'était pas ce cri n'aurait pas la beauté la puissance et la douleur de tout chant et ce chant la force de toute révolte et cet espoir la clarté solaire de la lucidité et la lucidité la couleur sanguinolente de la tragédie oui vaste notre prison vaste notre ciel étoilé de mots et de silence Extrait de Abdelghani Fennane, Je ne mourrai pas avant le printemps, Paris, coll. Poètes des cinq continents, L'Harmattan, 2012.