L'administration marocaine se caractérise par une forte proportion de fonctionnaires de l'État[1] et une fonction publique organisée selon le système des carrières. Que ce soit avant ou depuis la mise en place de la nouvelle procédure d'accès aux emplois supérieurs de l'Administration publique, cette situation à abouti, comme dans les professions libérales, au développement d'un esprit administratif corporatiste et une opacité de l'administration publique face aux compétences issues d'autres origines. On a même assisté lors de concours de sélection de candidats à ces postes, à des réactions de l'intérieur de ces administrations réclamant que les candidats sélectionnés soient des fonctionnaires «de la boite» et rejetant les «intrus»...ce qui confirme cet esprit administratif récalcitrant à des profils venant «d'ailleurs»... L'Etat se trouve ainsi être et demeure le principal employeur d'agents publics. Cette situation a été héritée de l'ancien protecteur français. Aujourd'hui, en France, le recrutement des fonctionnaires est organisé à partir des écoles de formation qui ouvrent l'accès aux multiples corps de la fonction publique. L'entrée dans les grands corps administratifs (Conseil d'État, Inspection des Finances, Cour des Comptes) et techniques (Ponts et Chaussées, Mines) est fonction du classement de sortie dans les écoles prestigieuses que sont respectivement l'École nationale d'administration et l'École polytechnique... La France continue sur la même lancée devenant une référence en matière de centralisation, avec toutefois, dans la pratique, des dérogations et une «hypocrisie» dans son application. Ce qui n'est pas le cas d'autres pays d'Europe où la fonction publique d'État est quantitativement minoritaire. Ainsi, à l'instar de la France, la fonction publique marocaine est organisée selon le système des carrières à la différence d'autres pays avancés qui fonctionnent selon le système des emplois. Dans le système des carrières, un fonctionnaire entre dans un corps de fonctionnaires (ensemble d'agents soumis au même statut) et y fait sa carrière[2] jusqu'à la retraite. Ce système repose, en principe, sur le mérite et l'égal accès aux emplois publics et la sélection objective des agents (souvent par le biais de concours). Le fonctionnaire est supposé loyal et impartial vis-à-vis du pouvoir politique, c'est le Merit System. De même qu'en principe, le Merit System offre de meilleures garanties de compétence des fonctionnaires. L'exigence d'impartialité rend l'emploi public plus attractif et le système de concours assure une certaine qualité du recrutement. De cette impartialité et cette stabilité naît un esprit de service public. Inversement, le service public perd de son attrait si l'appartenance politique devient une obligation, admise ouvertement ou occultée. Les épurations successives privilégient l'appartenance partisane par rapport à la compétence. La neutralité facilite la collaboration. En l'absence de neutralité, le politique ne pourra avoir pleine confiance dans les «rescapés» du gouvernement précédent et justifiera une épuration de plus grande ampleur. La politisation échappe en fin de compte à tout contrôle. Elle incite au «rattrapage», finit par s'étendre à tous les niveaux de l'administration. Un cercle vicieux apparaît : méfiance du politique, démobilisation des fonctionnaires en place, renforcement des cabinets et nouvelles nominations politiques. Une administration compétente et apolitique est une condition d'intégrité vis-à-vis du citoyen : des motifs partisans ne doivent en principe pas interférer dans les décisions de l'administration. Une administration neutre est nécessaire pour assurer la continuité du service public en cas d'alternance politique. Toutefois, si le merit system est généralement reconnu légalement, ce système est souvent détourné dans les faits. Il est rare par ailleurs qu'il s'étende à l'ensemble des emplois, le pouvoir politique se réservant la possibilité d'exercer son libre choix pour un nombre plus ou moins étendu de postes (généralement de la fonction publique dirigeante). Contrairement au système de carrière, le système des emplois, appelé aussi spoil system[3] ou système des dépouilles, les différences sont plus marquées. D'abord, les fonctionnaires passent d'un emploi à un autre et n'ont pas forcément vocation à faire carrière dans l'administration (les va-et-vient avec le secteur privé ou avec la société civile sont fréquents). Ensuite, dans le spoil system, le parti remportant les élections choisit «ses» fonctionnaires : plusieurs milliers d'emplois changent alors de titulaires. L'argument avancé ici est que l'Administration est un pouvoir concurrent du pouvoir politique ; ce dernier doit donc se protéger en nommant des affidés. La politisation permet une coopération optimale entre personnels de l'administration et du monde politique ; elle permet de «huiler les rouages» entre la fonction gouvernementale et la fonction administrative. A l'inverse, l'apolitisme est une illusion : même ceux qui se prétendent apolitiques ont souvent, en pratique, un comportement politique ou sont influencés, même involontairement, par leurs opinions politiques. Le spoil system permet au gouvernement en vigueur de briser les résistances liées à une administration attachée au gouvernement précédent. La politisation est ainsi facteur de dynamisme. Elle instaure un plus large turn-over, régénère en quelque sorte la fonction publique et peut de cette façon contribuer à une plus grande motivation des fonctionnaires. En Italie, le gouvernement italien a entamé, depuis le milieu des années 90, un processus de «privatisation» de l'emploi public qui est aujourd'hui achevé. Au plan théorique, le New Public Management cherche à dynamiser l'administration en introduisant dans son fonctionnement une logique de concurrence et par voie de conséquence des «mécanismes de type-marché». Il défend les idées d'autonomisation et de décentralisation des services administratifs, y compris en matière de ressources humaines, et modifie la relation entre l'administration et le citoyen en privilégiant la notion de «client». Les lois et les décrets qui définissaient le statut des personnels de l'administration italienne ont été remplacés par des contrats de travail. Seuls les diplomates, les magistrats, les préfets, les militaires et les forces de police relèvent toujours du droit public. Au Maroc, la haute fonction publique se caractérise toujours, malgré les quelques nominations hors administration publique, par une faible diversité dans le profil des hauts fonctionnaires et une absence de renouvellement de ces élites, nocives à plusieurs égards. Leur entrée se fait par un long apprentissage social au sein de grandes écoles publiques dont le rituel de passage est le concours. Cette situation alimente la défiance des citoyens vis-à-vis des élites politiques et administratives considérant que le personnel politique ne prend pas en compte leurs préoccupations. Le développement de ce sentiment n'est certainement pas étranger au fait que le pouvoir reste en grande partie concentré dans les mains des mêmes personnes, malgré le renouvellement des équipes gouvernementales et quel que soit le résultat des élections. On assiste ainsi à une «caste» administrative exerçant un certain monopole de l'expertise. Même les conseillers des cabinets ministériels sont issus, pour leur majorité, du monde administratif. La conséquence de cet état de fait est que la mise en œuvre des politiques publiques demeure dépendante des politiques menées dans le passé pour choisir entre plusieurs options. Les voies de recrutement dans la haute fonction publique sont relativement réduites et favorisent ainsi la constitution de modes de pensée communs qui s'auto entretiennent au cours du temps qui sont hermétiques au changement. Ce système réduit considérablement la bonne mise en place de réformes défendues par les équipes gouvernementales lors de leur campagne électorale. Ainsi, malgré le principe de neutralité du service public, dans les faits, une partie du personnel administratif en place peut être réfractaire et bloquer la mise en œuvre des décisions. C'est pourquoi, il ne suffit pas aujourd'hui d'élaborer des politiques publiques qui risquent d'être mal ou non exécutées. Encore faut-il mettre en œuvre ces politiques publiques suivant une approche innovante. L'innovation suppose des agents qui croient en la politique menée par le gouvernement en cours, y adhèrent et y apportent créativité... Or, la question du mode de nomination des hauts fonctionnaires (secrétaires généraux, directeurs généraux, directeurs centraux, chefs d'établissements universitaires, directeurs d'établissements régionaux...) des experts et des dirigeants des grandes administrations publiques est centrale pour diversifier la haute administration. Pour cela, dans la plupart des pays, de plus en plus on procède au remplacement de certains hauts fonctionnaires à chaque changement de majorité électorale et on attribue la plupart des principaux postes dans la haute administration à des personnes qui sont proches politiquement du parti venant de remporter les élections et de sa coalition le cas échéant. Car le système de recrutement des hauts fonctionnaires détermine en grande partie leur profil, leur rapport à l'innovation politique et technique ainsi que la marge de manœuvre des hommes politiques élus pour appliquer leur programme. Une sorte de «Spoil System» à la marocaine. Ce système n'est pas à appliquer à cent pour cent, les nominations doivent faire l'objet d'une validation et que certains postes techniques feront l'objet d'un recrutement en interne en vue d'éviter les dérives de ce système. Nous pourrons ainsi voir des centaines de professionnels de haut niveau venant du privé passer quelques années dans l'administration centrale, afin de faciliter l'implémentation de politiques auxquelles ils étaient favorables. Faire intégrer aussi des chercheurs de très haut niveau, provenant des départements d'économie et gestion d'universités publiques et privées et des responsables de think tanks, après avoir réfléchi pendant plusieurs années aux politiques publiques les plus utiles et efficaces, venir grossir les rangs de la haute administration (prendre des responsabilités par exemple aux finances ou au Trésor public...). Au regard de l'analyse du système de recrutement dans la haute fonction publique, il nous semble que l'application d'un « spoils system » dans un contexte marocain, aux contours bien définis et avec certaines barrières peut largement contribuer à sortir le pays de l'immobilisme. Si l'on souhaite voir des politiques vraiment innovantes émerger, il faut que le personnel qui mette en place et exécute les réformes soit convaincu de leur bien-fondé et soit indépendant du pouvoir administratif. C'est pourquoi un «spoils system» laissant une plus grande liberté aux acteurs politiques de s'entourer de différentes compétences pour mener les politiques pour lesquelles ils ont été élus est nécessaire. Il en va pour la vitalité démocratique du pays. Ce sujet d'importance devrait d'ailleurs faire l'objet d'un positionnement clair de la part des acteurs politiques de tous les bords. Il est temps d'arrêter de se voiler la face. Chaque gouvernement nomme directement ou directement ses Hommes, et cela est légitime. Un nouveau gouvernement doit pouvoir compter sur la loyauté partisane de hauts fonctionnaires, et donc remplacer ceux qui sont en place par des fidèles. Ce système qualifié de système des dépouilles (spoils system) considère que le peuple donne mandat au gagnant pour choisir les fonctionnaires dans ses rangs. Dans le pays où il a vu le jour, aux USA, chaque alternance entraîne le remplacement de centaines de hauts fonctionnaires. C'est automatique et c'est assumé. Au Maroc on discute depuis toujours pour savoir s'il faudrait faire de même sans violer le principe sacré d'impartialité de l'administration. En réalité, le débat est tout tranché. Tous les gouvernements qui se sont succédés au Maroc ont, à des proportions croissant d'un gouvernement à l'autre, nommé leurs hommes aux postes-clés de la haute administration. Aujourd'hui, outre la compétence, les fonctions à occuper dans la haute administration exigent un niveau d'adhésion à une politique qui équivaut à une forme d'engagement. Ainsi les nouveaux promus ne seront ni plus ni moins marqués politiquement que leurs prédécesseurs. S'ils ont bonne réputation, ils seront loyaux au pouvoir - Ce n'est pas parce qu'on ne crie pas à la chasse aux sorcières qu'on croit aux contes de fées. Le système dit des dépouilles fait souvent figure d'épouvantail, mais le mythe d'une haute administration neutre et professionnalisée a fait son temps. Cette dernière est de plus en plus politisée et le phénomène descend de plus en plus bas dans l'échelle hiérarchique. Aujourd'hui, nous pouvons tenter d'expliquer en quoi et pourquoi la politisation de l'administration a tendance à croître - ou au contraire à régresser à partir de quelques variables, à formuler des hypothèses quant à leur lien avec la politisation et à tenter de voir quelles tendances pourraient s'en dégager. Dans le système de la carrière, le fonctionnaire entre à un échelon déterminé de la hiérarchie, est appelé à poursuivre son activité, normalement jusqu'à la retraite, dans une succession d'emplois et de grades. Dans le système de l'emploi, l'agent est recruté pour occuper son emploi sans vocation à l'avancement et pour une période variable, ce qui n'exclut nullement qu'en pratique il puisse «faire carrière» dans l'administration. Le système d'emploi semble a priori moins favorable au développement de la politisation car les postes sont à chaque fois remis en jeu. Dès lors, la pression devrait être moins forte sur les gouvernants du fait de l'absence de promesse de carrière. Paradoxalement, il faut donc se demander si le système de la carrière, généralement associé au merit system et donc fondé sur la primauté du critère de la compétence, n'a pas une propension plus grande à développer la politisation des recrutements et des promotions que le système de l'emploi. En pratique, trois facteurs se combinent pour expliquer les choix effectués par le gouvernement : l'appartenance au corps, la souplesse offerte par le régime du détachement et le degré d'allégeance politique des prétendants. L'existence de cabinets ministériels comme interface entre la fonction gouvernementale et la fonction administrative peut-elle être interprétée comme une manifestation de la volonté des partis politiques d'investir la sphère administrative ou, au contraire, de vouloir préserver la neutralité de l'administration ? La question du lien entre la présence de cabinets ministériels et la politisation n'est pas réellement pertinente en ce sens que l'existence des cabinets peut être cause mais aussi conséquence de la politisation. On ne peut conclure a priori que le développement des cabinets ministériels tend vers une administration plus neutre ou plus politisée sans analyser davantage les variables explicatives de l'effet « politisant » ou non de l'existence de cabinets ministériels. Entre un système à l'américaine qui ne dit pas son nom et la chimère de la neutralité de l'administration à la française, il y a lieu de privilégier un système combinant le système des dépouilles et la professionnalisation en permettant aux politiques de nommer des profils « engagés » selon le merit system et les présenter à l'approbation d'instances délibératives : une troisième voie marocaine est donc possible... Pr Driss ABBADI [1] Etat, collectivités territoriales et établissements publics. [2] Ce système prévaut en Europe occidentale, mais des variantes sont possibles. Ainsi, en Grande-Bretagne, on constate, comme en France, une très grande continuité à certains postes stratégiques (ex : le Secrétaire général du gouvernement britannique a servi successivement M. Major, M. Blair et M. Brown, c'est le cas aussi au Maroc où secrétaire général de primature a servi plusieurs «chefs de gouvernement»). [3] Le système des dépouilles (spoils system) repose sur le principe selon lequel un nouveau gouvernement doit pouvoir compter sur la loyauté partisane des fonctionnaires, et donc remplacer ceux qui sont en place par des fidèles. Il est mis en place aux États-Unis sous la présidence d'Andrew Jackson qui, après son élection, remplace la quasi-totalité de l'administration. Il considère en effet, que le peuple donne mandat au gagnant pour choisir les fonctionnaires dans ses rangs. Pour lui le service public ne doit pas être réservé à une élite mais accessible à tous. L'apogée du système se situe des années 1850 jusqu'au milieu des années 1880, date à laquelle le Pendleton Civil Service Act (en)(1883) rationalise la fonction publique fédérale.