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Mohamed Hakoun, initiateur de la première institution dédiée à la mémoire de la ville de Chefchaouen : « Contribuer à l'enrichissement des connaissances sur notre ville par l'encouragement de la recherche »
Mohamed Hakoun est peintre et photographe natif de Chefchaouen. Il s'est fait connaître surtout par sa passion pour tout ce qui touche à la mémoire de sa ville natal. Il est le fondateur du Centre de la mémoire de la ville de Chefchaouen, une bibliothèque première du genre dans la médina inaugurée récemment. C'est un projet entièrement réalisé par Mohamed Hakoun sans aucune aide du ministère de la Culture. La municipalité de Chefchaouen lui a aménagé un local à Bab Souk, à l'entrée ouest de la médina. Il y a rassemblé l'ensemble de ses archives photos, documents, livres sur la ville. Il avait pu rassembler ces documentations tout au long de sa vie et ses pérégrinations entre le Nord du Maroc et le Sud de l'Espagne où il exposait ses peintures figuratives inspirées de Chefchaouen depuis une toute première exposition en 1968. Natif de Chefchaouen en 1944, sa maison est conçue comme un musée, murs tapissés de photos de la ville et de tableaux de peinture. L'inauguration de cette institution intervient dans le cadre d'un phénomène souligné depuis quelques temps, touchant à l'intérêt grandissant au Maroc, pour l'histoire locale et régionale à travers le territoire nationale. Souvent cet intérêt est le fait d'initiatives privées sans aucune aide publique. Entretien : -Comment ce centre, dédié à la mémoire de Chefchaouen, a vu le jour ? -Je suis amateur de photos et autres documents sur Chefchaouen ma ville natale, c'est ma passion depuis des années. J'avais ces documents chez moi, entassés. Je les avais rassemblés et enrichis au fur et à mesure en faisant acquisition de tout ce qui évoquait la ville. La municipalité m'a donné ce local pour créer une sorte de centre d'archives consacrées à la ville de Chefchaouen. En tout, c'est de la mémoire de la ville qu'il s'agit. J'ai là environ 20 mille photos de la ville et des habitants, de plusieurs époques. Parallèlement, il y a de nombreux travaux de recherche sur la ville toutes disciplines confondues. Je rassemble aussi des ouvrages d'auteurs natifs de Chefchaouen même si ces ouvrages ne sont pas écrits spécifiquement sur la ville, romans, recueils de nouvelle etc. J'ai des amis espagnols qui, chaque fois qu'ils tombent sur un livre qui touche, de près ou de loin, Chefchaouen ils m'en envoient une copie. Nous avons des documents en arabe, espagnol, portugais, français. -Comment ce centre doit-il fonctionner ? -Ce centre est ouvert à tous les chercheurs qui s'intéressent à la ville de Chefchaouen. L'objectif est de contribuer à l'enrichissement des connaissances sur notre ville et sa région par la recherche. Pour l'instant nous avons des contacts avec l'Université Abdelmalek Saâdi à Tétouan, des amis universitaires avec qui nous nous sommes mis d'accord pour aider des jeunes étudiants intéressés par la ville pour préparer un travail de recherche dans quelque domaine que ce soit sur la ville. Chaque fois que des étudiants se présenteront, nous les accueillerons et encourageront par tous les moyens en leur offrant toute la documentation nécessaire. Ce que nous demandons en contrepartie c'est qu'une fois le travail de recherche réalisé, d'avoir une copie de ce travail qui enrichira notre fonds documentaire existant. L'objectif final c'est de faire connaître davantage la ville par le biais de la connaissance. En dehors de l'Université bien entendu tout chercheur intéressé par des documents pour un travail sur la ville est le bienvenu. -Comment cette passion pour la ville a-t-elle commencé ? -J'avais acheté un appareil de photo, je devais avoir 13 ans, en 1956 au lendemain de l'indépendance. Au début je photographiais mes parents et autres membres de ma famille. Ensuite je commençais à prendre des photos de la ville, ses habitants, ses ruelles, ses paysages environnants. J'apprenais sur le tas. Après j'ai commencé à collectionner les photos anciennes de la ville. Le manque d'archives m'a poussé à poursuivre ma lancée dans la même direction sans me lasser. -Y avait-il un modèle dans l'entourage qui vous aurait influencé ? -Non pas du tout, c'était venu tout seul. C'était un simple hobby au début. Et puis j'avais une grande confiance dans l'importance de la photo qui allait acquérir une place prépondérante dans la vie des gens comme un document qui préserve la mémoire, une trace du temps qui fuit. Par la suite avec un ami d'enfance, Saïd El Khaoulani, nous avions créé un studio de photos. C'était à une époque où les photos d'identité ont commencé à connaître une grande embellie après celle qui avait accompagné la généralisation de l'enseignement, c'était l'époque du lancement de la carte d'identité nationale. Nous nous déplacions à Tétouan pour tirer les photos. Comme nous n'avions pas prévu de fixateur, il s'est passé une chose inattendue pour nous, c'est que les photos s'effaçaient avec le temps ! (rires). -Vous êtes aussi peintre. La pratique de la photo est-elle intervenue avant la peinture ? -Non ces deux activités sont intervenues presque simultanément. Aux environs de mes 13 et 14 ans je peignais des poteries. Nous avions un bazar dans le quartier à proximité de chez nous, il appartenait à feu Haj Ahmed Tlidi, c'était d'ailleurs l'unique bazar de la ville de Chefchaouen à l'époque. Je me rappelle la première fois où j'ai vendu une poterie peinte au bazariste à 1,50 Dh. C'était une fortune à l'époque pour l'enfant que j'étais. Il m'en a pris d'autres qu'il a posées sur sa vitrine et m'a dit : « Si tu vois qu'une poterie n'est plus là c'est qu'elle a été vendue alors tu m'en ramènes une autre ». Chaque fois je passais pour vérifier s'il y a un changement dans la vitrine (rires). -Est-ce qu'il y a un rapport entre votre profession et votre passion pour la photo ? -A mon avis aucun. Avec mon ami Saïd El Khaoulani qui était aussi peintre, nous avions décidé d'immigrer en Europe. Lui il s'est marié avec une femme suisse et je l'ai perdu de vue. Moi j'ai dû quitter l'Espagne pour aller en France où j'ai effectué une formation en ferronnerie et soudure et j'ai travaillé pendant des années en tant que soudeur dans une entreprise. Je me suis marié et j'ai eu des enfants. J'ai progressé dans mon travail en devant contrôleur chargé de superviser le travail de soudure effectué au sein de l'entreprise. C'était ma profession qui me faisait vivre. Mais j'avais l'idée bien arrêtée de rentrer au pays dès que mes enfants atteindront l'âge de la scolarité. Et en effet je suis revenu à Chefchaouen où j'ai ouvert un atelier de soudure. J'en ai fait une école pour des jeunes qui veulent bien apprendre ce métier et je suis revenu à ma passion de collectionneur de photos et de tous ce qui touche à l'histoire de la ville. Parallèlement je fais des peintures en m'inspirant des ruelles de la médina. Ma peinture aussi me sert à faire connaître Chefchaouen. -Cette bâtisse qui abrite la bibliothèque a-t-elle une histoire ? -Cet endroit était un logement qui abritait les gardiens de la ville au temps où Chefchaouen fermait encore ses portes après la prière du moghreb pour garantir tranquillité et sécurité aux habitants durant la nuit. C'étaient des gardiens en civile. Cet endroit est actuellement désigné par l'appellation « Bab Souk ». Avant, on l'appelait Bab Souk Ltnayne mais avec le temps les habitants, dans leur quotidien, ont gardé Bab Souk, c'est plus simple. C'est parce que la ville avait un unique grand marché qui se tenait à cet endroit chaque lundi attirant les habitants des villages et tribus voisines qui proposaient leurs productions agricole. Ce bâtiment des gardiens de la ville était tombé en désuétude depuis qu'on ne fermait plus les portes et finalement ce n'était plus qu'un amas de ruines. Quand récemment la décision a été prise de le restaurer, on n'avait aucune idée sur sa forme architecturale d'origine. Les responsables m'ont contacté et je leur ai remis les photos anciennes qui montrent comment le bâtiment était construit. Il a donc été restauré à l'identique. -Donc la photo a joué en faveur de la préservation et pour le respect des normes de restauration ? -En effet les photos anciennes peuvent faire encore davantage. Ainsi des fois il y a des conflits entre voisins à propos de propriété des murs de séparation entre les maisons. Cela intervient surtout quand un des voisins a l'intention de procéder à des réfections. Alors il peut arriver qu'une photo ancienne de ma collection mette fin au conflit. La photo prouve que l'un a raison et que l'autre a tort et le tribunal prononce un jugement sur la base de la photo ! Dans le temps on employait une tuile pour délimiter les frontières entres les propriétés des uns et des autres. Après les transformations ces tuiles peuvent sauter et disparaître. Mais les photos anciennes gardent la mémoire de l'état des lieux des terrasses à l'origine, ce qui permet de départager les belligérants. -Quelles recherches, selon vous, devraient être effectuées sur Chefchaouen? -Parmi les recherches qu'il faudrait effectuer il y a le thème des hommes de renom de la ville de Chefchaouen, il y a des travaux réalisés mais uniquement sur les personnalités déjà très connues alors que beaucoup de personnalités de la ville, de différentes époques sont tombées l'oubli bien que leur apport pour la cité ne soit pas négligeable. Des recherches peuvent s'agencer comme un acte de reconnaissance et mettre fin à une situation d'ingratitude. Mais nous espérons que des jeunes chercheurs s'intéressent aussi bien à l'époque ancienne que l'époque contemporaine de la ville dans les domaines de l'histoire, de la géographie, de l'artisanat, du tourisme verts etc. -Quels rapports entretenez-vous avec l'Espagne ? -Beaucoup d'Espagnols s'intéressent à Chefchaouen. On a régulièrement des visites. C'est dans ce cadre qu'un jour, un photographe espagnol Jésus Botaro est venu me rendre visite. Nous avons parlé de photographie, de la ville de Chefchaouen et des habitants. La deuxième fois, quand il est revenu me voir, c'était la surprise car il m'a apporté un exemple d'un livre de photos qu'il venait de réaliser. Il l'a intitulé « Los Ojos de Chefchaouen » (Les yeux de Chefchaouen) réalisé à partir des photos qu'il avait prises lors de son premier séjour. Cela m'a beaucoup plu comme approche et par conséquent je lui ai proposé qu'on prépare ensemble un ouvrage sur la ville de Chefchaouen. L'idée lui a plu. J'ai pris contact avec le grand poète Si Abdelkrim Tabbal pour faire un travail collectif entre photos et poèmes. J'ai contacté monsieur Mohamed Sefiani, président du conseil municipal. J'ai réuni les trois chez moi à la maison. Monsieur Mohamed Sefiani et moi-même nous avions un autre projet de partenariat avec la ville de Grenade ce qui nous a permis de réaliser ce beau livre de photos avec des poèmes. Cela s'appelle « Au seuil du poème » en arabe et espagnol avec photos de Jésus Botaro, les poèmes d'Abdelkrim Tabbal et leur traduction en espagnol par Mohamed Semmam Benaberrazik. A propos toujours des relations avec les Espagnols, je dois toucher un mot de la revue d'une association espagnole qui a été créée ici à Chefchaouen. Les membres se sont donnés comme nom : « Ana Chefchaouni bi hawli Allah » (Je suis Chefchaouni par la grâce de Dieu ). A l'origine de cette association il y a une petite histoire. J'avais une exposition à Vejer de la Frontera, c'était une exposition collective. Je rappelle que cette petite ville qui dépend de la province de Cadix est jumelée avec Chefchaouen. Le fondateur de Chefchaouen Ali Ben Rached s'était marié à une femme issue de Vejer de la Frontera. A l'occasion de l'exposition, l'ancien maire de cette ville avait convié ses amis de Malaga, Séville, Grenade et Cordoue au vernissage. A un moment donné quelqu'un s'arrête devant l'un de mes tableaux en s'exclamant en espagnol « Oh ! Chefchaouen où je suis né ! ». Un autre visiteur qui était derrière lui, est aussi natif de Chefchaouen. Il l'a dévisagé avec surprise avant de se rappeler de qui ça pouvait être. Il le salue chaleureusement. L'autre lui demande comment il le connaît. Il lui répond qu'ils avaient fréquenté ensemble l'école primaire de Chefchaouen ! C'est incroyable comme on peut reconnaître les traits physionomiques de son copain après tant d'années ! Les deux copains retrouvés d'une manière inespérée semblent avoir mis longtemps avant de revenir de leur surprise. Et dire que c'est un simple tableau de peinture qui a été le déclic. Ils ont passé trois jours dans la ville Vejer de la Frontera. Au moment où ils devaient se quitter, ils se sont mis d'accord pour chercher leur anciens copains de Chefchaouen. Grâce à Internet ils ont pu retrouver pas moins de cent vingt personnes ! Ces personnes se sont réunies et ont lancé cette association à partir de la ville de Chefchaouen en 2004. En se quittant ils se sont donnés rendez-vous dans six mois à Malaga et chacune devait ramener avec lui une histoire, un document ou une photo qui a relation avec la ville de Chefchaouen. Et ainsi à chaque nouvelle rencontre, il fallait contribuer par des histoires et des documents à ce travail collectif original. Ces histoires et documents ils les publient régulièrement dans leur revue dont notre centre de documentation garde des copies. Il y a là des choses très intéressantes sur l'histoire contemporaine de notre ville que nous partageons avec nos amis espagnols. Nous pensons traduire ces nombreux textes en arabe car ils constituent une très riche mémoire partagée. -Revenons aux photos et vos rapports avec le photographe Garcia Cortès. -Il s'agit de Francisco Garcia Cortès, un grand photographe parmi les premiers espagnols qui sont entrés dans la ville de Chefchaouen et qui ont pris des photos de la ville. Ce photographe était installé à Tétouan et avait un studio annexe à Chefchaouen où il venait une fois par semaine. Il est mort en 1975. Quand je suis revenu à Chefchaouen, j'ai commencé à chercher ses enfants. Il avait onze enfants dont un était décédé à Casablanca et dix sont encore vivants aujourd'hui. J'ai fini par retrouver leur trace à Malaga. Je me suis déplacé pour les voir. A notre rencontre je me suis pris à leur raconter des bribes de mes souvenirs sur leur père. J'étais encore enfant quand je visitais son studio à Tétouan, il avait une vitrine avec plein de photos accrochées de manière attirante. Son travail était soigné, les Espagnols en général étaient de bons photographes, surtout qu'en ce temps-là il y avait encore les retouches pour améliorer les photos en faisant disparaître les rides, les taches, en idéalisant en quelque sorte l'original. Comme je racontais mes souvenirs, les enfants du photographe ne pouvaient retenir leurs larmes. A la fin je leur ai dit que j'avais une seule requête à leur adresser, c'était de voir les archives de leur père et les films des photos de la ville de Chefchaouen. Ils m'ont répondu que ce serait avec plaisir. Nous avons trouvé un grand nombre de photos sur la ville de Chefchaouen. Grâce à cette trouvaille qui était pour moi une aubaine inespérée, nous avons pu préparer un livre et nous avons organisé parallèlement une exposition de ces photos à Chefchaouen qui a duré trois mois. Nous y avons convié les enfants du photographe. C'était comme un hommage et un acte de reconnaissance. -Vous ne cessez de peindre les ruelles de la ville de Chefchaouen et vous continuez à exposer en Europe. -Je pense que je fais œuvre utile. Car chaque fois que j'expose à l'étranger, au Portugal, en Espagne ou en France, il y a toujours des visiteurs qui viennent me demander où se trouve la ville peinte dans mes tableaux. Les gens aiment ces ruelles et ces couleurs et formulent le vœu de visiter ces lieux qui les attirent. A chaque fois ils me promettent qu'ils vont venir. Mais ce qui m'a fait le plus plaisir c'est ce qui m'est arrivé au Portugal une fois quand des visiteurs de mon exposition m'ont promis de venir à Chefchaouen et une quinzaine de jours plus tard, après mon retour du Portugal, un de mes interlocuteurs me téléphone pour me dire qu'ils sont dans la ville de Chefchaouen, pas moins de cinquante quatre Portugais ! Je me suis dit à part moi : mon message est bien passé Dieu merci !