Une personne est-elle la propriétaire de son corps ? Peut-elle en disposer librement ? Le corps est-il, en d'autres termes, une simple machine biologique que chacun puisse utiliser au gré de ces désirs ? A première vue, la réponse à ces interrogations peut paraître évidente. Nombreux, en effet, sont ceux qui diront, à l'instar du fameux slogan féministe, «notre corps nous appartient» et, par conséquent, nous pouvons en faire ce que bon nous semble. Une conception qui fait de l'individu le maître absolu qui règne sans partage sur son «territoire de chair et de sang». Le droit, lui, retient une logique tout à fait différente. Une logique qui ne laisse aux personnes que peu d'emprise sur leurs corps, un corps qu'elles ne peuvent utiliser que dans les limites tracées par le législateur. C'est ce que les juristes nomment le principe de l'indisponibilité du corps humain. Principe juridique fondamental, l'indisponibilité du corps humain signifie que notre enveloppe charnelle est hors commerce. Deux conséquences essentielles en résultent. La première est que le corps de même que ses éléments ne peuvent faire l'objet d'aucune obligation. Une règle formellement inscrite dans le Dahir formant code des obligations et des contrats (DOC) qui énonce dans son article 57 que les choses, les faits et les droits incorporels qui sont dans le commerce sont les seuls à pouvoir former objet d'obligation, tout en précisant que les choses qui sont dans le commerce sont toutes celles au sujet desquelles la loi ne défend pas expressément de contracter. La seconde conséquence de l'indisponibilité du corps est que celui-ci ne peut aucunement être négocier par quiconque, y compris évidemment la personne qui le possède. Dire que le corps humain est hors commerce implique, en premier lieu, de ne point le considérer comme un bien appropriable. Il s'en suit que tout contrat ayant pour objet de donner une valeur patrimoniale au corps ou à l'un de ses organes est frappé de nullité. Il est, de ce fait, un contrat qui ne produit aucun effet ni dans le passé ni dans le future car, au regard du droit, il n'a jamais existé. C'est ce qui ressort de la lecture de l'article 58 du DOC qui prévoit automatiquement la nullité de l'obligation qui a pour objet une chose ou un fait impossible, physiquement ou en vertu de la loi. Une disposition qui s'applique parfaitement au corps humain, bien qu'il va de soi que celui-ci n'est ni une chose ni un fait. Ainsi, est non avenue, toute convention qui a pour objet, à titre d'exemple, de transmettre la propriété d'un corps humain ou de l'un de ses organes moyennant une contrepartie. La nullité est également la sanction qui sera réservée à tout accord de volonté ayant pour objet de louer en totalité ou en partie le corps d'un être humain. Certes, le DOC utilise maladroitement dans son article 626 l'expression louage de personnes mais seulement pour désigner le louage de services ou de travail qui est un contrat par lequel une personne s'engage, moyennant un prix à fournir à une autre ses services personnels pour un certain temps ou à accomplir un fait déterminé. Encore faut-il préciser que l'on ne peut engager ses services qu'à temps. En effet, la loi invalide toute convention qui engagerait les services d'une personne sa vie durant ou pour un temps tellement étendu qu'elle lierait l'obligé jusqu'à sa mort. On retrouve la même logique dans le droit pénal qui prohibe, lui aussi, de traiter le corps comme une simple monnaie biologique, un simple instrument d'échanges économiques obéissant à la loi de l'offre et de la demande. Dans ce sens, la loi n° 03-94 relative au don, au prélèvement et à l'utilisation du sang humain punit d'un emprisonnement de deux à cinq ans et d'une amende de 10.000 à 100.000 dirhams toute personne qui, dans un esprit de lucre, acquiert du sang, le vend ou effectue toutes autres opérations commerciales en violation du principe qui veut que le don du sang ne puisse donner lieu au profit du donneur à aucune rémunération de quelque nature que ce soit. Certes, la cession du sang et de ses dérivées donne lieu à la perception d'une contrepartie, mais celle-ci n'est, en réalité, que le remboursement du coût des opérations effectuées pour le prélèvement du sang, les examens de laboratoire, la conservation, la transformation et le conditionnement du produit. Des dispositions semblables sont prévues par la loi n° 16-98 relative au don, au prélèvement et à la transplantation d'organes et de tissus humains. Un texte qui proscrit de rémunérer le legs d'organes humains ou d'en faire l'objet d'une transaction. Seuls sont dus, là aussi, les frais inhérents aux interventions exigées par les opérations de prélèvement et de transplantation ainsi que les frais d'hospitalisation qui y sont afférents. En cas de manquement à ce principe, la loi prévoit une peine d'emprisonnement de deux à cinq ans et une amende de 50.000 à 100.000 dirhams à l'encontre de toute personne ayant effectué une transaction portant sur un organe humain. La même peine est prévue à l'encontre de toute personne qui propose, par quelque moyen que ce soit, d'organiser ou de réaliser une transaction semblable. Il en va de même pour celui qui a perçu ou tenté de percevoir ou a favorisé la perception d'une rémunération autre que celle qui est prévue pour la réalisation d'opérations inhérentes au prélèvement, à la conservation ou à la transplantation d'organes humains. On peut donner encore comme exemple de la prohibition de la commercialisation du corps humain, l'ensemble des dispositions pénales incriminant la prostitution. Une incrimination qui s'explique par le fait que la prostitution, abstraction faite des appellations que l'on lui donne, n'est rien d'autre qu'une transaction commerciale. La prostituée est, en vérité, payée pour que le client utilise son corps pour en tirer une satisfaction sexuelle. «La relation n'est donc pas ici, comme le fait remarquer la chercheuse Michela Marzano, le résultat d'un désir : elle n'est pas le fruit d'une rencontre avec autrui, mais un moyen de gagner de l'argent ». Mieux encore, le droit ne se contente pas de réprimer les seuls individus qui proposent leurs corps comme des objets ayant une valeur marchande. Il puni, également, et d'une manière non moins sévère, tous ceux qui traitent les corps des autres comme une marchandise. Il en est ainsi des articles du code pénal qui sanctionnent toutes les activités qui consistent à tirer profit de la prostitution d'autrui comme le proxénétisme et l'incitation à la débauche. Un autre exemple nous est donné par les dispositions du code pénal qui visent à lutter contre la vente d'enfants. Définie comme étant tout acte ou toute transaction faisant intervenir le transfert d'un enfant d'une ou plusieurs personnes à une ou plusieurs autres personnes moyennant une contrepartie de quelque nature que ce soit, la vente d'enfants est, depuis 2004, une infraction passible d'un emprisonnement de deux à dix ans et d'une amende de cinq mille à deux millions de dirhams. La même peine est applicable à toute personne qui fait office d'intermédiaire, qui facilite ou qui porte assistance à la vente ou à l'achat d'un enfant. Toutefois, force est de constater que le dispositif normatif précité n'a pas pour finalité d'interdire toute utilisation du corps humain. Le législateur admet, en effet, la validité de certains actes de disponibilité portant sur le corps en accordant aux individus le pouvoir de céder certains de leurs organes. Néanmoins, cette cession doit être réalisée dans le respect des règles suivantes : * Le don doit être gratuit et anonyme ; * Le don ne peut se faire entre vifs que dans un cadre familial très restreint. Ainsi le prélèvement sur une personne vivante ne peut être effectué qu'en faveur d'un receveur déterminé : les ascendants, les descendants, les frères, les sœurs, les oncles, les tantes du donneur ou leurs enfants. Le prélèvement peut également être effectué dans l'intérêt du conjoint du donneur à condition que le mariage soit contracté depuis une année au moins ; * Le don ne peut nullement avoir pour objet les organes et tissus liés à la reproduction ; * Le don ne peut, enfin, être envisagé que dans un but thérapeutique ou scientifique. Le principe de l'indisponibilité du corps humain se traduit, en second lieu, par le fait que le consentement d'une personne se trouve, dans certaines circonstances, dépourvu de tout effet juridique. Cela veut dire, en termes plus clairs, que l'assentiment d'un individu n'est pas toujours suffisant pour autoriser certaines formes d'atteintes à son intégrité physique. Il s'agit d'un principe qui trouve sa première application dans les articles 124 et 125 du code pénal. En effet, ces deux articles, qui fixent de manière limitative les faits dits justificatifs, ne considèrent nullement le consentement de la victime comme une circonstance pouvant ôter à certains actes leur caractère délictuel. On rencontre ce même principe dans l'article 449 du code pénal qui prévoit l'emprisonnement de celui qui a procuré ou a tenté de procurer, par aliments, breuvages, médicaments, manoeuvres, violences ou par tout autre moyen, l'avortement d'une femme enceinte ou supposée enceinte, que celle-ci soit consentante ou non. En cas de la mort de la victime la peine prévue est la réclusion de dix à vingt ans. De la même façon, le code pénal puni dans son article 454 de l'emprisonnement de six mois à deux ans et d'une amende de 120 à 500 dirhams la femme qui s'est intentionnellement fait avorter ou a tenté de le faire ou qui a consenti à faire usage de moyens à elle indiqués ou administrés à cet effet. Le même souci de protéger la personne de sa propre volonté apparaît dans l'article 33 de la loi 16-98 susmentionnée qui punit celui qui procède à un prélèvement d'organes sur une personne vivante, dans un but autre que thérapeutique ou scientifique, de la réclusion de cinq à dix ans. Une peine qui sera appliquée même si ladite personne a consenti au prélèvement. Par ailleurs, et puisque aucune personne n'est sensée disposer de sa vie, le législateur condamne tout fait qui consiste à assister autrui à mettre fin à son existence. Une infraction prévue par l'article 407 du code pénal qui dispose que : « Quiconque sciemment aide une personne dans les faits qui préparent ou facilitent son suicide, ou fournit les armes, poison ou instruments destinés au suicide, sachant qu'ils doivent y servir, est puni, si le suicide est réalisé, de l'emprisonnement d'un à cinq ans ». Ainsi, bien qu'aucun texte juridique ne le prévoie expressément, le principe de l'indisponibilité du corps humain est bel est bien existant dans le droit marocain. Son objectif principal est, avant tout, de soustraire notre carcasse biologique à la sphère marchande et, partant, de la protéger de tout usage attentatoire à la dignité humaine. Mais ce rempart juridique est loin d'être immuable Actuellement, on assiste, en effet, à l'émergence d'une nouvelle conception du corps. Cette dernière n'est que la résultante de la mise en circulation des organes et des tissus humains engendrée par des pratique médicales telles que la transfusion sanguine, la transplantation d'organes, la procréation médicalement assistée, le recours de plus en plus aux mères dites porteuses, etc. Toutes ces pratiques, nées des évolutions miraculeuses de la médecine, obligent les juristes à repenser le corps en l'éloignant peu à peu de la catégorie des personnes. Un processus qui risque d'aboutir, à la longue, à l'identification du corps humain avec les choses susceptibles de faire l'objet d'un droit de propriété.